Faut-il déboulonner les monuments colonialistes ?
En Amérique et en Europe, les manifestations antiracistes s'en prennent également à des statues. Aux Etats-Unis, des statues de Christophe Colomb ont été renversées ; à Bristol, la statue d'un esclavagiste britannique a fini au fond de la rivière Avon. Quelle approche privilégier vis-à-vis du passé ?
Les Britanniques vénèrent encore leur empire
Si de nombreux Britanniques croient encore intimement en leur propre supériorité, la faute revient au système scolaire, affirme thejournal.ie :
«L'élève britannique lambda termine sa scolarité pourvu de quelques connaissances sur la Seconde Guerre mondiale et la vie amoureuse d'Henri VIII, mais pas grand chose d'autre. Concernant l'Empire, l'accent est mis sur le positif, et les aspects négatifs sont contournés. C'est peut-être la capacité de la psyché britannique à privilégier le positif qui empêche de mener une réflexion sensée. Certes, des millions d'Indiens sont morts de faim pendant la domination britannique, mais ne les a-t-on pas dotés de chemins de fer ? Certes, Cromwell a massacré les Irlandais, mais n'a-t-il pas également mis fin au pouvoir absolu de la monarchie ?»
Les gauchistes plombent l'antiracisme
Dans NV, l'historien Roman Lechniouk estime que les manifestants radicaux jettent une ombre sur le mouvement Black Lives Matter :
«Certains aspects du mouvement actuel sont inquiétants. On assiste à un vandalisme aux motivations idéologiques contre des statues représentant des personnalités historiques. Les manifestations actuelles en Europe et aux Etats-Unis cherchent souvent à endommager, voire à détruire, des statues, des bustes ou autres monuments. ... 'Moteur' de la contestation, des militants de la gauche radicale (Antifa), qui rêvent d'une société idéale, pétrie d'égalité et de justice. Ces individus n'ont généralement rien à voir avec la majorité des manifestants et de leurs idées. Mais ceux-ci semblent ne pas vouloir condamner les radicaux. Cela jette une ombre sur l'ensemble du mouvement Black Lives Matter, et pourrait décrédibiliser ses revendications de justice.»
La vérité finit toujours par triompher
Le quotidien de gauche Haravgi salue l'action des contestataires :
«Les manifestants sont accusés de vandalisme, tandis que de nombreux journaux et porte-voix proches des cercles de la droite conservatrice appellent les gouvernements à ne pas céder à la colère de la foule. L'histoire est impitoyable, et, avec le passage du temps, elle a soif de vérité. Il apparaît que la plupart des grandes puissances se sont développées sur les richesses qu'elles ont volées à d'autres pays, au titre de colonisatrices. Le déboulonnage des statues qui symbolisent le ressentiment, le racisme et le fascisme vient rétablir la vérité historique.»
Préserver les œuvres d'art du passé
A Malte, certaines personnes appellent à déboulonner la statue de la reine Victoria, érigée à La Valette en 1819. Une revendication que rejette le chroniqueur Raphael Vassallo dans Malta Today :
«Quoi que l'on pense de sa valeur historique, il s'agit clairement d'une sculpture qui a été faite à un moment où une importance considérable était accordée à des détails purement artistiques, sans autre véritable dessein. Peut-on en dire autant de ce qu'on érigerait au même endroit pour la remplacer ? ... Il est bien possible que le but était de glorifier l'Empire britannique et, indéniablement, de dompter les indigènes insubordonnés de Malte. Mais aujourd'hui, contentez-vous de la regarder !»
Contextualiser plutôt que supprimer
L'indignation provoquée par les statues du passé peut être canalisée par des approches moins radicales, juge El País :
«Le passé, qui est tout aussi complexe que le présent, et pour lequel on ne saurait prononcer ni condamnation ni absolution définitive, se dissimule aussi dans ces statues, dans ces monuments, dans ces bâtiments. ... La solution idéale ne consiste pas à supprimer les traces du passé, mais à privilégier d'autres approches, comme les exposer dans des musées ou les munir de panneaux explicatifs, qui contextualisent les évènements. C'est en procédant ainsi que l'on pourra gérer l'indignation, qui, comme c'est souvent le cas, se produit lorsque les injustices du présent nous rappellent trop les atrocités du passé.»
L'occasion d'un approfondissement démocratique
Le déboulonnage des statues représentant des personnages historiques controversés permet à nos démocraties d'opérer une mise à jour salutaire, explique l'économiste Thierry Amougou dans Le Soir :
«Cet assainissement moral des espaces publics semble soutenir qu'il n'existe pas de paix durable sans une justice mémorielle. … Une fois la multiplicité des temps, des mémoires et des subjectivités qui font l'espace public ainsi révélée, un espace public juste et démocratique semble se présenter comme un instrument d'approfondissement démocratique en redéfinissant la démocratie comme un rapport dynamique et critique entre des institutions qui 'capabilisent', des expériences vécues et des subjectivités. Si, comme cela se dit de coutume, le temps est le véritable tribunal de l'histoire, l'histoire des vainqueurs qui a très souvent fait l'espace public est face à la question de savoir ce que c'est qu'un espace public juste et démocratique dans les sociétés cosmopolites du XXIe siècle.»
Un legs historique très complexe
Webcafé explique la différence entre les processus historiques de formation de la nation aux Etats-Unis et en Europe :
«Contrairement à la Bulgarie, où la nationalité et la mémoire historique sont fortement liées à l'origine ethnique bulgare, aux Etats-Unis, ethnicité et même nationalité n'ont pas grand-chose à voir avec l'héritage historique du pays. La raison en est que la nation américaine est davantage un phénomène culturel reposant sur des valeurs communes qu'un résultat ethnopolitique, comme en Europe. En d'autres termes, tandis que dans notre histoire, on a pu clairement distinguer les Bulgares des Ottomans, aux Etats-Unis, les protagonistes - colonisateurs, esclaves et indigènes - ont tous contribué dans une même proportion au legs historique du pays.»
Cela n'a rien à voir avec un 'effacement de l'histoire'
Le débat sur la question se fourvoie complètement, estime Expresso :
«Il y a des statues qui ne peuvent absolument pas être maintenues dans l'espace public. Et cette affirmation n'a rien d'un plaidoyer appelant à 'effacer l'histoire'. Des centaines de statues de Lénine n'ont-elles pas été détruites dans les années 1990 ? N'a-t-on pas assisté à la chute de la statue de Saddam Hussein à Bagdad ? Avait-on fustigé alors une 'volonté d'effacer l'histoire' ? Un Allemand qui se respecte accepterait-il de voir ne serait-ce qu'une seule statue d'Hitler dressée sur une place ? ... Lorsqu'on déboulonne des statues, on effectue au fond la même chose que lorsqu'on les érige : on prend position vis-à-vis de l'histoire. ... La première erreur commise dans ce débat est de croire que ces statues sont le reflet de l'histoire. En réalité, ces statues ne reflètent que la vision de l'histoire imposée par les puissants au moment où ceux-ci les ont érigées.»
Culte des héros et culture du souvenir ne font pas bon ménage
Sur Mérce, l'auteur Iván Merker remet en cause de façon générale la représentation des figures historiques :
«Ces œuvres héroïsantes ne permettent absolument pas une perception pluridimensionnelle des personnages historiques. De mon point de vue, cet élément est, en soi, déjà problématique - surtout lorsqu'il contribue à estomper le racisme des individus représentés. ... Racisme et antisémitisme font tout autant partie du legs culturel de l'Occident que les Lumières ou les institutions de la démocratie libérale. C'est notre destin, et nous devons nous y confronter. Il est temps que la politique mémorielle commence à en tenir compte.»
Un débat vital
Dans El Periódico de Catalunya, la chroniqueuse Emma Riverola explique ce que ce débat est susceptible de révéler :
«Des monuments - ou des films comme Autant en emporte le vent - sont plus que la matière qui les compose. Le regard que le spectateur porte sur eux leur confère également une autre signification. Une femme noire, descendante d'esclaves, verra le film d'une façon très différente de la mienne. Une femme amérindienne se promenant sur la Rambla [où s'élève la statue de Christophe Colomb à Barcelone] ressentira en elle une douleur ancestrale, celle ressentie par sa mère, et la mère de sa mère. ... Je ne crois pas qu'il faille déboulonner la statue de Colomb, mais ce débat n'a rien d'incongru ou de capricieux. Il suffirait que nous soyons capables de percevoir la douleur que recèlent certains de ces symboles tant adulés. Peut-être ressentira-t-on alors ce racisme qui perdure.»
Bons pour la casse
Pour le chroniqueur Gianni Riotta dans La Stampa, le déboulonnage de ces monuments n'est pas une grosse perte :
«Les statues des héros des Etats confédérés du Sud, dans le viseur des manifestants antiracistes, ont coûté 450 dollars pièce. Elles ont été produites en série, en zinc, par l'entreprise Monumental Bronze Co., dont le siège se trouvait au Connecticut, un Etat du Nord. ... Ces statues ont été érigées 80 ans après la guerre civile de 1861-1865, pas pour commémorer les soldats du général Lee, mais pour terroriser les noirs et les empêcher de voter. Un détail qu'ignorent les dilettantes qui se posent en experts, c'est leur totale absence de valeur artistique. La firme coulait en effet toutes les statues à l'identique, à la seule différence des initiales inscrites sur le ceinturon : US (United States) pour les unes, CS (Confederate States) pour les autres.»
Pas de bouton 'supprimer' pour l'histoire
Ces actions ne changent rien à rien :
«L'indignation et la démonisation puritaine de tout dépasse de plus en plus les limites du mauvais goût, mais cela est surtout absurde. Comme pour un ordinateur, l'histoire subsiste dans toute sa complexité, même lorsqu'on appuie sur la touche 'Suppr'. Quelque part au cœur de nos disques durs, dans un lieu inconnu sur un serveur, dans le cloud et surtout dans notre mémoire et notre conscience, elle reste là, intacte.»
Il ne faut pas que Trump en profite
La contestation contre les monuments cible désormais d'autres figures historiques, comme l'explorateur Christophe Colomb. Stupide et dangereux, peste le spécialiste des Etats-Unis Frans Verhagen dans NRC Handelsblad :
«Certains monuments ont été délibérément dédiés à la 'supériorité blanche'. A cette époque, la ségrégation était mise en œuvre dans les Etats du Sud. ... Une amplification de la contestation donnerait au 'raciste en chef', Donald Trump, l'occasion de consolider son assise populaire. Il pourrait alors évoquer 'l'anti-américanisme' des manifestants, leur vandalisme, et ainsi dissimuler la dimension raciste de son positionnement. ... Le plus judicieux serait de se débarrasser rapidement de Jefferson Davies et de laisser Christophe Colomb tranquille.»
Une idéologie violente
Les actions de déboulonnage rappellent le communisme, estime l'auteur Pál Szombathy dans Új Szó :
«Churchill, qui a été le premier à prendre la mesure de la folie hitlérienne, est qualifié de 'vieux raciste' car, selon les opinions actuelles, il aurait dit des idioties inacceptables à propos de 'peuples inférieurs'. Ce zèle et cette idéologie ne font-ils pas penser à la propagation du communisme ? ... Cette nouvelle idéologie internationaliste est impatiente, impertinente et violente. ... Elle considère la prospérité historique de l'Occident comme l'œuvre exclusive d'hommes blancs racistes et misogynes. ... Il n'y pas de place pour les avis divergents. ... Dans l'histoire, cette posture a toujours débouché sur des dictatures sanglantes.»
Multiplier les statues plutôt que les supprimer
L'Irlande du Nord, longtemps minée par la guerre civile, indique comment gérer le problème épineux des monuments historiques, affirme The Irish Times :
«Il y a un consensus aujourd'hui sur le fait que la meilleure approche vis-à-vis des statues controversées consiste à en ériger de nouvelles plutôt que de déboulonner les anciennes. Les membres du Conseil municipal de Belfast se sont mis d'accord pour élever, aux côtés des champions de l'unionisme pro-britannique figés dans la pierre, des représentants nationalistes et républicains irlandais. D'autres 'examens visant à assurer l'égalité de traitement' ont également été menés dans d'autres localités. Cette aspiration à l'équilibre peut paraître triviale sur le plan politique et artistique, mais cela reste préférable aux sculptures insipides qui avaient accompagné le processus de paix.»
Comme au Far West
Pour Aktuality.sk, il ne s'agit pas d'un combat légitime :
«La contestation ressemble à maints égards à une 'révolution culturelle'. Les icônes d'Europe et d'Amérique tombent. Parce qu'elles suscitent la colère des minorités. En Europe et aux Etats-Unis, plusieurs leaders progressistes suivent le mouvement et rivalisent de promesses populistes afin de changer les noms de rue, faire disparaître les symboles 'politiquement incorrects' et réécrire l'histoire. Certains gouverneurs américains promettent de réduire la taille de leurs départements de police ou de les démanteler. ... C'est l'anarchie, et un retour au temps du Far West, où des hommes armés, mais sans étoile de shérif, ont le dernier mot.»
Les symboles sont des défouloirs
Dans un post Facebook repris par le site newsru.com, le politologue Sergueï Medvedev comprend l'action des manifestants, même sil ne la cautionne pas :
«Je ne soutiens pas le déboulonnage de monuments et cela me peine d'y assister. Mais je comprends ce qui pousse à de tels gestes. Les monuments sont des constructions de fer et de pierre chargés de pathos de symbolisme. S'ils peuvent servir de défouloir à des sentiments d'injustice accumulés et cherchant à s'exprimer, alors c'est aussi leur mission : susciter de nobles sentiments et canaliser de vils sentiments. Mieux vaut renverser des statues que de tuer des gens.»
On ne peut juger l'histoire
Dans The Daily Telegraph, l'historienne Gill Evans critique le mouvement antiraciste :
«On ne peut effacer notre passé au simple motif qu'il est désagréable. Celui-ci doit aussi faire partie de notre avenir. ... Sur quoi tout ceci va-t-il déboucher ? Une récente campagne visant à 'retirer de notre monnaie l'effigie de ce raciste de Churchill' montre ce qui nous attend si l'on cherche à effacer notre histoire plutôt que d'essayer d'en tirer des leçons. Il est profondément injuste de juger des personnages du passé à l'aune des critères du présent. Personne ne réussirait un tel examen, pas même les contestataires actuels - le positionnement moral de certains d'entre eux semblera certainement tout aussi malveillant aux yeux des générations futures que l'esclavage ne l'est à nos yeux aujourd'hui.»
Des actions barbares
Dans La Libre Belgique, le journaliste Marco Gombacci compare le déboulonnage des statues d'esclavagistes par les militants antiracistes à la destruction de monuments antiques pratiqués par Daech en Irak et en Syrie :
«La révision de l'histoire est susceptible d'être un exercice dangereux. Si nous devions pousser plus loin l'analyse, nous devrions retirer les statues et les honneurs du président démocrate des Etats-Unis d'Amérique Woodrow Wilson, alors qu'il bloquait l'enrôlement des Afro-Américains dans l'armée. … Pour nous différencier de ces barbares de Daech qui avaient comme but premier de détruire tous les monuments historiques afin d'entamer un nouveau récit de propagande, il faut se rappeler à quel point il est important de ne pas effacer l'histoire et ce qui la représente, mais la conserver et l'étudier à fond. C'est la seule façon de faire face à notre passé sans débat idéologique ou même obscurantiste. Même dans le cas de Léopold II.»
Une censure culturelle inacceptable
The Times se dit outré par le fait que la police ait laissé les manifestants agir et que des personnalités aient cautionné leurs agissements par la suite :
«Le marchand d'esclaves Edward Colston a fait des choses terribles. Mais le vandalisme est inexcusable et criminel. Cette attitude devrait être punie par la police, et non justifiée. La destruction de la statue de Colston est la dernière en date dans une campagne visant à déboulonner les sculptures de personnes accusées d'incarner le racisme blanc. Au lieu de s'opposer à ce hooliganisme, les personnalités du monde universitaire et culturel ont globalement adoubé cette censure de l'histoire culturelle. Il s'agit en fait du résultat logique de la destruction délibérée, menée sur plusieurs décennies, de l'éducation en tant que système de transmission d'une culture au fil des générations.»
Le sort qu'il mérite
Der Tagesspiegel soutient cette action :
«Jusqu'à présent, la majorité des Britanniques ignoraient tout de Colston. La traite des esclaves joue un rôle négligeable dans l'imaginaire national, et les choses ne commencent à évoluer que lentement. Les négociants d'esclaves de jadis sont plutôt perçus comme des pointures locales et des bienfaiteurs. ... Le démantèlement de la statue de Colson pourrait ainsi marquer un tournant dans la culture commémorative britannique. Car cette statue incarnait en soi davantage l'oubli que le souvenir ; le silence et la relativisation des crimes contre l'humanité. Elle repose désormais au fond du port de Bristol, et ce n'est pas plus mal.»
Les statues tombent plus vite que les préjugés
Dans De Morgen, le professeur de civilisation britannique Lieven Buysse salue le déboulonnage, dont il rappelle toutefois les limites :
«De telles actions invitent de larges pans de la population à ne pas considérer les symboles de manière trop unilatérale. Mais si on choisit de les considérer plutôt comme une attaque contre l'identité britannique (majoritairement blanche), alors on ne fait que confirmer les préjugés que l'on veut combattre. Il faut remettre en cause les symboles, mais il faut savoir aussi que la force de persuasion est plus constructive que la brutalité. Et surtout, il ne faut pas oublier que la lutte contre les symboles sert souvent de prétexte aux politiques pour ne pas prendre au sérieux le problème réel, le racisme et les obstacles socio-économiques.»