Kazakhstan : la contestation réprimée
A Almaty, principale ville du Kazakhstan, les forces de sécurité, appuyées par les "troupes de maintien de la paix" de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), sous l'égide de la Russie, ont maté le mouvement de protestation. Selon les données de l'Etat, 160 personnes au moins ont perdu la vie et des milliers d'autres ont été arrêtées. Quel sera l'avenir du pays désormais, et que penser de l'ingérence russe ?
Une fronde instrumentalisée
De l'avis de Süddeutsche Zeitung, la situation reste opaque :
«Si l'ancien dirigeant Noursoultan Nazarbaïev semble avoir été définitivement écarté du pouvoir, cela n'a pas grand chose à voir avec les revendications du peuple. La mobilisation a manifestement été habilement instrumentalisée - des individus puissants ont profité du chaos dans le pays pour mener leurs propres combats en coulisses. ... Rien ne dit cependant que Tokaïev parviendra à s'imposer durablement face à la clique de Nazarbaïev. Il devra montrer au peuple s'il veut utiliser ce nouveau pouvoir pour mener des réformes ou poursuivre la répression. Les évènements actuels n'invitent pas à l'optimisme.»
Désormais un simple Etat satellite
Le Kazakhstan a renoncé à toute souveraineté, assure Kronen Zeitung :
«La Russie, appelée à la rescousse, a pris pied dans le pays - comme l'avait fait la 14e armée russe dans la province séparatiste de Transnistrie, en Moldavie. La place future du Kazakhstan est désormais dans la ceinture d'Etats satellites situés le long de la frontière russe - un nouveau Bélarus, donc, mais avec du pétrole et du gaz. ... Le président ayant appelé les troupes à tirer sur les manifestants, l'Occident a décrété de premières sanctions contre le Kazakhstan. Des sanctions qui auront toutefois un effet aussi limité que les nombreuses autres - hormis celui de nuire à ceux qui n'ont rien fait pour les mériter.»
Un pays trop grand pour être contrôlé par Moscou
Wprost ne croit pas que le sort du Kazakhstan puisse être décidé depuis Moscou :
«La Russie commet une erreur en envoyant des 'troupes de maintien de la paix' au Kazakhstan. Même avec le soutien des forces locales, elles ne seront pas en mesure de contrôler un pays aussi vaste que le territoire séparant l'Atlantique de la Crimée. ... Il s'agit d'un mouvement de protestation spontané, lié à la pauvreté, mais il est connu que la Turquie, membre de l'OTAN, investit depuis plusieurs années au Kazakhstan et entretient de bonnes relations avec le pays. Au nom de la communauté culturelle des peuples turcs, des liens militaires, politiques et culturels ont été tissés, notamment avec le développement d'une identité nationale kazakhstanaise et le renoncement à l'alphabet cyrillique au profit de la graphie latine.»
Pas l'affaire de la Russie
Moscou aurait mieux fait de se tenir à l'écart de ce conflit, estime le politique d'opposition Leonid Gozman sur Ekho Moskvy :
«Il semblerait que sur fond de contestation sociopolitique au Kazakhstan, quelqu'un de très puissant ait décidé de profiter de la situation et d'envoyer des voyous saccager Almaty. Qui est à l'origine de cette action ? [L'ex-président] Nazarbaïev et ses ses fidèles, cherchant à récupérer tout le pouvoir ? Tokaïev, désireux de se débarrasser définitivement de Nazarbaïev ? Ou une tierce personne, disposée à renverser à la fois Nazarbaïev et Tokaïev ? Pourquoi être allés nous fourrer dans cette affaire ? ... Il n'y a pas eu d'agression étrangère. Il s'agissait seulement d'un conflit interne au pays, et l'OTSC n'avait pas à intervenir.»
La menace d'un nouveau conflit ethnique
La présence militaire russe menace l'équilibre du pays, fait valoir Tygodnik Powszechny :
«L'intervention de troupes russes au Kazakhstan pourrait venir renforcer les nationalistes kazakhes et grever les relations entre les Kazakhes et les membres de la minorité russophone, descendant des colons et exilés slaves, qui représentent environ 20 à 25 pour cent de la population du pays. Les Slaves vivent principalement dans la steppe du nord du pays, à proximité de la frontière russe. Depuis la fondation de l'Etat kazakhstanais, les nationalistes russes revendiquent ces territoires.»
Une escalade n'est pas exclue
L'arrivée de soldats étrangers pourrait être un chiffon rouge pour les manifestants, juge taz :
«Outre le fait qu'on ignore la nature exacte de leur mandat, la simple présence de ces soldats devrait ternir un peu plus l'image de Tokaïev auprès des Kazakhstanais et attiser encore l'ire populaire. Bref, difficile de dire quelle sera l'issue de cette épreuve de force. Ce qui veut dire qu'il n'est pas exclu que la situation dégénère davantage. Un cas de figure qui s'avérerait désastreux, et pas que pour le Kazakhstan.»
De nombreux intérêts
Dans Apostroph, le politologue Ilia Koussa analyse les intérêts de l'étranger au Kazakhstan, pays riche en matières premières :
«Des entreprises russes, britanniques et américaines exploitent plusieurs gisements de pétrole et de gaz. A mon avis, une déstabilisation ne profiterait à personne. Des changements politiques peuvent être avantageux pour l'Ouest, qui appelle de ses vœux un gouvernement plus loyal envers l'Occident et ses intérêts. Les Russes, de leur côté, sont depuis longtemps agacés par la rhétorique nationaliste des autorités kazakhstanaises. ... Dans la perspective de la Chine enfin, le Kazakhstan constitue un maillon important de ses 'nouvelles routes de la soie', qui traversent l'Asie centrale. Si la situation devait dégénérer, la Russie et la Chine seraient les premières à tenter de secourir le pouvoir en place.»
Un changement plus aisé sans Nazarbaïev
Dans Azzonali, le spécialiste de la Russie Máté György Vigóczki s'interroge sur la possibilité que des réformes réelles soient menées dans le pays :
«Le président Tokaïev a déjà signalisé qu'il était essentiel de déterminer ce qui a déclenché ce mouvement de protestation. Si ce travail était effectué de façon judicieuse, il pourrait permettre que les réformes politiques et économiques nécessaires - et déjà engagées - soient bel et bien mises en œuvre. Tokaïev aura en tout cas les coudées franches désormais, car il est débarrassé de Noursoultan Nazarbaïev - lequel continuait d'exercer une influence considérable sur le pays, même s'il n'était plus président depuis deux ans.»
Une mauvaise base pour les négociations ukrainiennes
Les relations déjà délicates entre l'OTAN et la Russie pourraient devenir encore plus complexes, redoute Financial Times :
«Les troubles en Asie centrale créent un contexte fâcheux alors que débutent la semaine prochaine les discussions entre la Russie, les Etats-Unis et l'OTAN sur la question des troupes russes déployées à la frontière ukrainienne. Poutine est susceptible de voir dans ces troubles une interférence occidentale conçue pour coïncider avec le début des négociations, même si cela ne s'appuie sur aucun fondement. Les délégués du Kremlin auront certainement pour consigne de relayer les exigences du président relatives à la nécessité d'un 'endiguement' de l'OTAN.»
Si loin et pourtant si proche...
Neatkarīgā explique en quoi la situation dans le pays d'Asie centrale a une incidence sur la Lettonie :
«Si la 'révolution' réussissait, si les troubles perduraient ou si un massacre se produisait, cela pourrait changer la donne dans l'ensemble de l'ex-Union soviétique. Bien que le Kazakhstan n'extraie que deux pour cent du pétrole de la planète (moins de deux millions de barils par jour), des troubles majeurs dans cette région renforceraient le pessimisme d'un marché de l'énergie déjà en proie à l'instabilité. D'autant plus que le Kazakhstan est le premier producteur d'uranium de la planète (41 pour cent de la production mondiale). Il serait idiot de croire que les évènements dans ce lointain Etat d'Asie centrale ne nous affecteront pas.»