Probablement aucune autre image de la crise des réfugiés n’est à ce point entrée dans la mémoire collective que celle du petit réfugié noyé Alan Kurdi. La photo, partagée plusieurs milliers de fois sur Facebook et Twitter, a-t-elle aussi eu un effet politique ?
Une solidarité éphémère
Le cri du jeune noyé
Agé de deux ans, Alan Kurdi s’est noyé alors que l’embarcation clandestine sur laquelle il se trouvait, partie du la province de Bodrum, a chaviré cinq kilomètres au large de l’île de Kos. Un naufrage qui allait également coûter la vie à sa mère, à son frère de cinq ans, et à neuf autres personnes. C’est la photographe turque Nilüfer Demir qui a pris le cliché du corps du petit Alan, échoué sur la plage, après le drame. Elle voulait, comme elle l’a affirmé dans une interview, pouvoir faire entendre "le cri du jeune noyé". Elle y est parvenue. Aucune autre photo prise pendant l’été 2015, pourtant riche en tragédies, n’a suscité un tel écho dans le monde. Pour de nombreux commentateurs, l’espoir que cette image incite les décideurs politiques à agir était à la hauteur de la peine ressentie.
"L'objectif du photographe est l'œil de la conscience humaine. C'est pourquoi il faut que ces photos soient diffusées dans les journaux, qu'on les voie sur des affiches. Elles sont insoutenables pour quiconque a une âme." Voilà ce qu’écrivait l’auteur croate Miljenko Jergović dans le quotidien Jutarnji list après le drame, rappelant que "c'est précisément ce qu'elles ont d'insoutenable qui fait que ces photos - et toutes celles, pires encore, à venir - peuvent susciter une véritable solidarité dans le monde."Le journal turc Hürriyet prêtait même à cette image le pouvoir de mettre fin à la guerre en Syrie : "S'il n'y avait pas eu cette photo, qui aurait pu nous faire comprendre toute la misère que produit la guerre ? Il ne faut pas oublier que c'est aussi une photo qui avait contribué à mettre fin à la guerre du Vietnam."
Il a semblé, un court instant, que l’image d’Alan aurait le pouvoir de changer le cours de la politique. Juste après le drame, le Premier ministre David Cameron décidait par exemple d’accroître le nombre de réfugiés que la Grande-Bretagne se disait disposée à accueillir, le faisant passer de 200 à 20 000. Il ne manquait pas d’évoquer la photographie, reconnaissant qu’elle l’avait "profondément ému". Mais peu de temps après, les ministres de l’Intérieur de l’UE décidaient de rejeter à nouveau la proposition de quotas de répartition des réfugiés entre les différents Etats membres, émise par la Commission européenne. C’est en ces termes que le journal espagnol El Periódico de Catalunya faisait alors part de sa déception : "Moins de deux semaines se sont écoulées depuis que l’image du petit Aylan a réveillé les consciences des Européens et poussé les gouvernements à renoncer à la ligne dure concernant l'accueil des réfugiés. Aujourd'hui, tout est à nouveau comme avant".
Gravée dans la mémoire collective mondiale
La photo du petit Alan a-t-elle généré un plus grand élan de solidarité vis-à-vis des réfugiés ? Si oui, cela n’aura été qu’éphémère. Elle aura été rapidement rattrapée par d’autres évènements, des attaques terroristes de Paris aux agressions de la Saint-Sylvestre à Cologne ; des évènements pour lesquels l’opinion publique européenne a rapidement trouvé des coupables indifférenciés : les réfugiés. L’image n’en est pas moins devenue un symbole repris et reproduit par des graphistes, des dessinateurs amateurs et des artistes du monde entier : citons les caricatures controversées de Charlie-Hebdo, ou la photographie de l’artiste chinois Ai Weiwei, reprenant la pose tragique du petit Alan sur une plage. Twitter regorge aussi d’illustrations s’inspirant du funeste cliché. L’image reste ainsi gravée dans la mémoire collective mondiale.