La Turquie mène une politique de réconciliation
Ankara cherche à se rapprocher de deux Etats avec lesquels elle était brouillée. Un accord de réconciliation avec Israël doit mettre fin à un gel diplomatique qui dure depuis l'intervention militaire israélienne contre la 'flottille de Gaza', en mai 2010. Dans une lettre adressée à Poutine, Erdoğan a par ailleurs regretté que l'armée turque ait abattu un avion de combat russe il y a sept mois. Quel est le but de cette tentative de rapprochement ?
Ankara laisse tomber les habitants de Gaza
L’accord israélo-turc pourrait être à l'origine d’une nouvelle politique d’Ankara dans la région, estime le quotidien jordanien Al-Ghad :
«Les concessions faites aux habitants de Gaza, comme la construction d’un hôpital ou encore d’une centrale électrique, n'occulteront pas leur profonde déception. Elles soulageront un peu la vie des habitants de cette immense prison à ciel ouvert, mais l’isolement international perdurera – cette fois-ci avec l’assentiment de la Turquie. … Ce revirement dramatique de la Turquie pourrait être l’amorce de développements similaires sur d’autres fronts, en Syrie notamment. Cela ne veut pas dire qu’Erdoğan soutiendra dorénavant le régime syrien, mais qu’il pourrait cesser d’appuyer la révolution syrienne jusqu’à la victoire finale. Ce revirement s'explique par une situation régionale de plus en plus complexe et à l’accroissement de la pression politique nationale et internationale.»
Un pragmatisme turc salutaire
On discerne une nouvelle forme de pragmatisme dans la surprenante offensive diplomatique menée par Ankara, peut-on lire dans le quotidien Delo :
«Le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a déjà annoncé que cet accord profitera à l’économie. L’économie turque - notamment les secteurs de l’agriculture, du bâtiment et du tourisme - espère également des retombées similaires de la lettre envoyée par Erdoğan à Poutine. … La volte-face du gouvernement turc sur la scène internationale, et sa main tendue pacifiquement à ceux qu’elle considérait hier encore comme des terroristes, témoigne d’un pragmatisme salutaire et judicieux. La tragédie survenue à l'aéroport d’Istanbul montre malheureusement qu’il ne pourra y avoir de paix dans le pays tant que les Turcs n’auront pas compris qu’il faudra faire preuve d’un pragmatisme équivalent en matière de politique intérieure.»
Un nouvel axe pour rééquilibrer la balance
La politique de réconciliation d’Ankara pourrait être primordiale sur le plan géostratégique, estime Jutarnji list :
«Le fait de vouloir jouer un rôle clé dans la région pour se disputer ensuite avec tout le monde, cela n'a pas été une stratégie très réfléchie. La Turquie ne pourra pas jouer de rôle important en Syrie si elle traine Israël et la Russie comme deux boulets. Erdoğan a d’abord arrangé les choses avec Israël, qui entretient actuellement d’excellentes relations avec Moscou, et il a fait preuve de maturité en troquant le populisme contre le pragmatisme et en renvoyant la balle à Poutine. L’axe Russie-Turquie-Israël pourrait former un véritable contrepoids à l’UE (Grande-Bretagne en moins) et aux Etats-Unis au Proche-Orient, voire peut-être plus. Israël est un acteur démocratique doté d’une armée puissante et cultivant des relations secrètes de plus en plus étroites avec le monde arabe, un allié de la Russie, et avec la Turquie en plus à ses côtés, il pourrait avoir un effet d'apaisement sur les conflits.»
Entre la Turquie et Israël, la paix est impossible
La réconciliation entre la Turquie et Israël intervient à un moment où les deux Etats se ressemblent de plus en plus, observe le journal en ligne libéral T24 :
«Israël est aujourd’hui gouverné par une coalition regroupant politiques d’extrême droite et fondamentalistes. … Pour pouvoir se maintenir au pouvoir, Benyamin Nétanyahou et ses partenaires d’extrême droite éloignent chaque jour un peu plus Israël de la démocratie, comme le fait Erdoğan. … Mais toute fraternité s’arrête là. Six ans après l’incident survenu à bord du Mavi-Marmara [bateau de la flottille de Gaza], la Turquie et Israël se sont tendues la main et ont pris la décision de normaliser leurs relations. Mais ces deux régimes, l’un islamiste et l’autre sioniste, ne peuvent faire la paix. On peut au mieux s’attendre à ce qu’une 'paix froide' succède à la guerre froide de ces dernières années. Il y aura tout au plus de simples annonces de paix.»
L'offensive de charme d'Erdoğan : un avertissement à l'UE
La volonté d'Erdoğan de se rapprocher de la Russie et d’Israël a de quoi faire réfléchir l’UE, prévient le journal Trouw :
«On part en général du principe que les intérêts particuliers sont à l’origine des offensives de charme. La Turquie ne dispose pas de ses propres sources d’aide et ne peut se permettre de brouille économique durable avec ses voisins. Les raisons sécuritaires peuvent aussi jouer un rôle. … Mais l’initiative de la Turquie est aussi un avertissement lancé à l’Europe. Regardez, dit Erdoğan, nous n’avons pas vraiment besoin de vous. Il avait déjà fait quelques allusions dans ce sens il y a quelques semaines : 'Nous laissons l’UE gérer ses propres problèmes. La Turquie suit sa propre voix.' Des propos qui n’avaient suscité alors que des réactions laconiques. Mais ça, c’était avant le Brexit.»
Une entente favorable à un apaisement
La réconciliation entre Israël et la Turquie est une bonne nouvelle pour le Proche-Orient, écrit Der Tagesspiegel :
«Les rapports entre les deux pays ne retrouveront pas l’intensité qui a pu exister par le passé. La période pendant laquelle les pilotes d’avions de combat turcs effectuaient des manœuvres avec leurs collègues israéliens est révolue. Il s’agit aujourd’hui d’une alliance utilitariste passée entre deux Etats isolés sur la scène internationale. … De par son attitude souvent irréfléchie et irrespectueuse, Ankara s’est brouillée avec de nombreux Etats. Le retour à des relations à peu près normales avec Israël ne pourra être que salutaire à la Turquie. Mais l’Etat hébreu pourrait lui aussi profiter de ce rapprochement. La Turquie pourrait par exemple faire valoir l’influence qu’elle exerce sur le Hamas. La fin des attentats et le calme à Gaza - ce serait pour Israël un signe authentique de réconciliation.»
Un compromis imparfait mais positif
En signant cet accord, la Turquie renonce à sa revendication d’une levée du blocus de la bande de Gaza. Un compromis dont İsmail Kılıçarslan, journaliste au quotidien pro-gouvernemental Yeni Şafak, tente de s’accommoder :
«Toute normalisation paraît impossible avec Israël, et on ne peut guère que lutter contre le pays. … Or cet accord sera une trêve bienvenue pour des dizaines de milliers d’orphelins et de réfugiés, ainsi que des milliers de malades dans la bande de Gaza. … Il serait bien sûr souhaitable d’obtenir la levée de l’embargo et du blocus [de Gaza]. … Mais il faudrait une tout autre formule pour cela, un monde islamique différent. On observe d’ores et déjà que le Hamas et le peuple de Gaza sont satisfaits de cet accord, tandis que l’opinion publique et la presse israéliennes y sont globalement opposées. Autant de signes favorables, de mon point de vue.»