Peut-on remettre le Nobel de littérature à un musicien ?
Le chanteur-compositeur américain Bob Dylan s'est vu décerner le prix Nobel de littérature 2016. C'est la première fois que l'Académie suédoise attribue ce prix à un artiste autre qu'un écrivain. Si certains commentateurs regrettent que le jury ait récompensé un représentant de la culture pop, d'autres se félicitent que la distinction redéfinisse ce que l'on entend par littérature.
A des années-lumière d'autres Nobel de littérature
L’œuvre de Bob Dylan est considérable, mais elle ne saurait être à hauteur de celle d'anciens récipiendaires du prix Nobel, critique The Daily Telegraph :
«Le Nobel n'est pas censé être attribué sur la base des goûts du public (si c'était le cas, Doris Lessing ne l'aurait jamais reçu) mais en fonction d'une combinaison de talent et d'idéalisme. Dylan a bien les deux, mais son travail reste très en deçà de celui produit par d'autres lauréats : William Butler Yeats, André Gide, Eugene O’Neill, Alexandre Soljenitsyne, etc. La portée de leur création et la densité thématique de leurs textes dépassent Dylan de plusieurs années-lumière. ... Une culture qui décerne un Nobel de littérature à Bob Dylan est une culture qui nomine Donald Trump à la présidence. Il s'agit d'une culture qui se désintéresse des aptitudes et qui s'emploie seulement à satisfaire des besoins émotionnels primaires.»
Le jury bouleverse les règles d'attribution
La décision s'éloigne trop des règles fondamentales établies pour la remise du prix Nobel de littérature, critique Adam Szostkiewicz dans le journal Polityka :
«Félicitations Bob ! Mais juste une question : ce choix ne change-t-il pas les principes élémentaires liés à l'attribution de ce prix ? Un prix Nobel pour de la poésie chantée ? Et quid des autre 'bardes chantants' ? Leonard Cohen a-t-il lui aussi une chance désormais ? ... Ce Nobel devrait être exclusivement réservé à un représentant de la littérature. Peut-on par exemple comparer Bob Dylan à Czesław Miłosz ou à Wisława Szymborska, si l'on tient compte seulement de ses textes, et non de sa musique ? Peut-on le confronter à Adam Zagajewski, qui est depuis des années déjà dans les petits papiers du comité Nobel ? Il s'agit là d'un changement de paradigme. D'un côté ce prix me plaît, de l'autre il m'irrite. Car il chamboule complètement les règles.»
Un prix décerné à 'l'autre Amérique'
Le quotidien Eesti Päevaleht discerne dans la décision de l'Académie de Stockholm un double-message :
«L'attribution d'un Nobel est souvent lié à des considérations politiques. Cela a aussi été le cas dans la décision-surprise d'hier de remettre le prix Nobel de littérature à Bob Dylan. A un homme qui s'est engagé pour la paix, les opprimés et les droits de l'homme. Ce choix est aussi significatif dans le contexte de la présidentielle américaine, avec une campagne menée de façon inhabituellement 'sale'. La décoration de Dylan vient rappeler que tous les Américains ne sont pas des extra-terrestres. ... Mais le jury Nobel vient aussi ébranler notre conception de la littérature : pour être le meilleur écrivain de la planète, pas besoin d'avoir écrit d'innombrables pavés. Un texte de chanson efficace peut receler davantage de poésie et de sens que des milliers de romans.»
Poète et chanteur
L’écrivain Dan Sociu fait l’éloge de la décision du jury :
«J’aime l’idée qu’un troubadour ait été honoré, car la poésie est indissociable de la voix, qu’elle chante les vers ou les récite seulement. La voix de Dylan a ceci de particulier qu’elle souligne émotionnellement ce qu’il dit. … Les mots ont un sens, mais aussi une musique, qui fait elle aussi partie intégrante de la poésie, et la voix du poète en dit plus que le texte imprimé. Ceux qui déplorent aujourd’hui que le prix Nobel ait été décerné à un auteur-compositeur n’ont pas compris ce qu’était la poésie. Le nom de Dylan figure dans toutes les grandes anthologies de la poésie américaine. La question ne devrait donc même pas se poser.»