Il y a 50 ans, le printemps de Prague
Dans la nuit du 20 au 21 août, les troupes du Pacte de Varsovie mettaient fin aux velléités de démocratisation du système communiste en Tchécoslovaquie, le printemps de Prague était écrasé. Selon les commentateurs, les répercussions de cette invasion se ressentent aujourd'hui encore.
Une tâche difficile
Les huées à l'encontre du Premier ministre Andrej Babiš ont jeté une ombre sur la cérémonie officielle devant la Maison de la radio, à Prague. Hospodářské noviny explique pourquoi le travail de mémoire de cet événement est difficile :
«La commémoration de l'occupation de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie il y a 50 ans présente un bilan mitigé, c'est le moins que l'on puisse dire. Le président n'a pas pris position, pour ne pas flatter servilement la Russie et les communistes tchèques. Le principal orateur a donc été le Premier ministre, un homme qui a profité du régime mis en place par les chars soviétiques. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'il se soit fait copieusement siffler. Une commémoration des victimes de l'occupation dans la dignité était alors une gageure.»
Un blanc-seing pour Moscou
D'après des enquêtes, la moitié de la population russe ignore ce qui s'est passé en Tchécoslovaquie il y a 50 ans. Parmi les sondés qui ont un avis sur la question, ceux qui jugent l'invasion justifiée sont deux fois plus nombreux que ceux qui la condamnent. Dans Vedomosti, l'analyste Alexei Levinson, du centre Levada, explique cette vision des choses :
«Premièrement, l'invasion a été considérée comme une opération militaire menée de main de maître, qui a accompli une mission politique sans effusion de sang (ou presque). Deuxièmement, elle a enseigné qu''ils' ne peuvent pas nous nuire, quoi que nous fassions dans les territoires que nous estimons être 'nôtres' : le succès à Prague nous a donné le feu vert pour occuper l'Afghanistan, et, plus tard, la Géorgie. C'est le même schéma qui a été suivi en Crimée.»
Le jour où Tchèques et Slovaques devinrent cyniques
La normalisation imposée suite à l'invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie pèse encore comme une chape de plomb sur la Tchéquie et la Slovaquie, commente Dennik N :
«Toute nouvelle génération a besoin de se rebeller contre ses aînés pour pouvoir se développer sainement. Chez nous, dans les années 1970, cette révolte n'a pas été possible. ... La jeune génération a appris à mener une double vie : une vie privée et une vie publique. ... A l'heure de la démocratie, c'est cette génération qui est arrivée au pouvoir. Le Premier ministre tchèque, Andrej Babiš, et son homologue slovaque, Robert Fico, un peu plus jeune, en sont des spécimens typiques. Ils n'ont pas de vision, ne croient en aucune valeur ; ce sont des hommes de pouvoir on ne peut plus cyniques. 1968 nous apprend donc que les effets délétères de la 'normalisation', avec son lot de mensonges et de cynisme, perdurent jusqu'à aujourd'hui.»
La fin de la troisième voie
Avec le printemps de Prague était né l'espoir que les défauts du capitalisme et du communisme puissent être corrigés. Or la répression soviétique a mis fin à ce rêve, juge Právo :
«La fin de la 'troisième voie' devrait nous préoccuper, que nous soyons conservateur ou libéraux. Car il n'existe plus de choix, pas même en théorie. Or une démocratie dépourvue de choix ne peut être que tragicomique. La droite et la gauche qui luttent pour le pouvoir ont plus de choses qui les unissent que de choses qui les divisent. Ceux qui refusent le statu quo sont aussitôt qualifiés de populistes. C'est l'étiquette que l'on appose à tous ceux qui cherchent une nouvelle 'troisième voie'. Or depuis août 1968, nous savons que cette voie n'existe pas.»
L'autoritarisme garde la cote
Hélas, certains pays d'Europe de l'Est ont bien peu retenu les enseignements du printemps de Prague, déplore Corriere del Ticino :
«Prenons la Hongrie, par exemple, où avec l'arrivée au pouvoir du Premier ministre Viktor Orbán en 2010, le pays s'est orienté vers une forme d'autoritarisme nouvelle et inquiétante. En aveuglant une partie de la population hongroise par des recettes politiques national-populistes, Orbán compromet progressivement les libertés fondamentales telles que la liberté d'expression et la critique du pouvoir en place. Nous ne sommes pas encore au niveau des contrôles stricts exercés sur les journaux par les régimes communistes à l'époque de la guerre froide, mais peu s'en faut. Les méthodes sont moins flagrantes qu'à l'époque, mais le résultat est le même. »
1968, ferment du schisme européen
Dans Le Figaro, l'historien Stéphane Courtois affirme que les évènements de 1968 sont à l'origine des désaccords qui déchirent l'Europe aujourd'hui :
«L'invasion du 21 août 1968 a révélé un immense paradoxe : au moment où les chars soviétiques écrasaient à Prague des velléités de démocratie, à Paris, Rome ou Berlin-Ouest des milliers d'étudiants politiquement incultes, cornaqués par des leaders léninistes - trotskistes, maoïstes, guévaristes -, chantaient L'Internationale en brandissant le poing et appelaient à une révolution communiste dont ils étaient incapables de percevoir le caractère totalitaire. Cette formidable fracture entre une part de la jeunesse de pays démocratiques et prospères et la jeunesse de régimes où les communistes avaient détruit économie et libertés demeure l'une des raisons de l'actuelle scission au sein de l'UE.»
Poutine reprend le flambeau de Brejnev
Le schéma de base de la politique de Moscou n'a pas notablement changé depuis 1968, fait remarquer El Mundo :
«[L'URSS] voulait mettre fin au socialisme à visage humain, mais il lui importait surtout de délimiter son territoire et d'envoyer un message dissuasif aux futures nations dissidentes. ... Abstraction faite de différences historiques évidentes, la politique de Poutine et celle de Brejnev présentent des similitudes. Cinquante ans plus tard, en proie au délire de récupérer son empire perdu, la Russie agit comme si les Etats satellites soviétiques existaient toujours, et empêche dans de nombreux pays le processus de démocratisation, voire les envahit, comme avec l'Ukraine ou la Géorgie.»