Tunisie : vers un retour à la dictature ?
En Tunisie, le parti islamiste Ennahda a demandé l'organisation d'élections anticipées, suite à la décision du président Kaïs Saïed de limoger le Premier ministre, Hichem Mechichi, et de suspendre les activités du Parlement. Des manifestations avaient eu lieu la semaine dernière dans plusieurs villes contre la gestion de la crise sanitaire. Les éditorialistes prédisent de sombres lendemains pour ce pays phare du printemps arabe.
Un putsch savamment préparé
Les évènements qui secouent la Tunisie n'ont rien de fortuit, fait remarquer Contributors :
«Il y a deux mois, [l'agence de presse basée à Londres] Middle East Eye avait publié un document top-secret qui avait fuité et qui contenait un plan détaillé de l'organisation et de l'exécution d'un coup d'Etat en Tunisie. Le document était adressé au chef d'équipe du président Kaïs Saïed et définissait les étapes à suivre pour obtenir le pouvoir absolu. A l'époque, l'article et le document étaient passés inaperçus étant donné qu'il était impossible d'en attester la véracité. Mais désormais, alors que les premières mesures prévues dans le papier en question ont été mises en œuvre en l'espace de deux jours seulement, le cauchemar du retour de l'autoritarisme en Tunisie sous la forme d'une dictature constitutionnelle devient de plus en plus tangible.»
Exit la démocratie et les islamistes
Les grands perdants en Tunisie sont le printemps arabe et Ennahda, écrit Iliya Kusa, de l'Ukrainian Institute for the Future, sur le site gordonua.com :
«Au fond, ce à quoi on assiste est un détricotage du mythe de la Tunisie comme seule expérience réussie du printemps arabe, comme démocratie qui s'est construite de ses propres forces. Un mythe que les médias européens ont abondamment relayé. ... Beaucoup souhaitaient que la Tunisie devienne un modèle, le contre-pied de la Syrie ou de la Libye. Or la réalité est une semi-démocratie, faible et paralysée qui, pendant dix ans, n'est pas parvenue à sortir de la crise. ... La situation actuelle en Tunisie est aussi un revers pour les Islamistes d'Ennahda, qui étaient sortis vainqueurs de la révolution de 2010-2011.»
Un échec social et économique
Kaïs Saïed cherche à cacher son impéritie par une dérive autocratique, croit savoir l'historienne spécialiste du Maghreb Sophie Bessis dans Le Monde :
«Le chef de l'Etat devra agir sur les causes d'une interminable crise dont il a profité s'il veut conserver le soutien populaire. En deux ans de présidence, il a multiplié slogans et argumentaires complotistes sans jamais produire de réflexion structurée sur la façon de remettre sur pied une économie en ruine et de redonner espoir à une population exténuée. Il n'est pas improbable que, incapable de répondre aux demandes sociales qu'il a encouragées, il se réfugie dans une dérive dictatoriale qui sonnerait le glas de la seule expérience démocratique ayant survécu aux insurrections arabes de 2011.»
Potentiellement dangereux
Polityka craint que la démocratie tunisienne ne tienne qu'à un fil :
«La mauvaise nouvelle, c'est que par le passé, des 'consolidations' comparables ont eu tendance à finir en dictature. Un individu prend provisoirement le pouvoir en promettant de le restituer dès que l'ordre aura été rétabli. Souvent, des difficultés se présentent, si bien que le retour à la démocratie se fait attendre.»
Notre passivité fait partie du problème
L'UE a une part de responsabilité dans la crise, estime La Stampa :
«L'Europe, qui souligne haut et fort l'importance de la Tunisie au titre d'unique démocratie d'Afrique du Nord, a été dramatiquement absente, lente et peu réactive pendant ces 18 mois de pandémie. Elle a laissé le pays s'enfoncer dans une crise profonde, qui ne pouvait que s'envenimer, tôt ou tard. Et lorsqu'elle s'est tournée vers le pays, c'était presque exclusivement pour aborder la question migratoire. Comme on s'est focalisé sur un symptôme en restant aveugles à ses causes, notre passivité est involontairement devenue une partie du problème. ... Si l'on s'obstine à envisager la Tunisie via le prisme de notre terreur des migrants, et non comme un pays à part entière, l'immigration restera une prophétie autoréalisatrice.»
Exercer l'influence qu'il nous reste
Financial Times appelle les Etats-Unis et l'UE à ne pas réitérer l'erreur qu'ils ont commise en Egypte :
«On dirait qu'ils attendent de voir le cours que prendront les choses en Tunisie, ce qui est de courte vue. ... Les Etats-Unis et l'UE disposent encore d'une certaine influence en Tunisie, et ils devraient la mettre à contribution. Car il serait désastreux de laisser sombrer le pays dans les affres des autocraties arabes. L'Occident, Europe en tête, doit se munir d'une stratégie réfléchie vis-à-vis du Proche-Orient, et renoncer à sa posture attentiste, qui consiste à juger plus aisé de converser avec des 'hommes forts' plutôt qu'avec des institutions faibles - institutions qu'elle devrait soutenir.»
Bruxelles n'a pas de temps pour le Maghreb
Le site news.bg évoque la réaction hésitante de l'UE et des Etats-Unis à la situation en Tunisie :
«Actuellement, Bruxelles ne dispose pas des ressources diplomatiques pour s'engager en Afrique du Nord, celles-ci étant accaparées ces dernières années par les évènements en Libye d'une part ainsi que par la dégradation des relations du Maroc avec l'Espagne et l'Allemagne. Le fait que les Etats-Unis n'aient encore fait aucune déclaration, ni par le biais de leur ambassade en Tunisie, ni par celui du ministère des Affaires étrangères, peut être interprété comme un signe de soutien à Kaïs Saïed.»
Des années d'instabilité
La crise en Tunisie n'a rien de surprenant, souligne Gazete Duvar :
«Après la destitution de Ben Ali et une transition relativement douce, le pays n'a pas su résoudre les problèmes économiques d'habitants emplis d'espoirs. ... La Tunisie vit surtout du tourisme et de l'agriculture. En 2020, le revenu par habitant s'élevait à 3 600 dollars et le taux de chômage était de 17 pour cent. C'est au secteur du tourisme que la pandémie a porté le coup le plus rude, et cela fait des mois déjà que les jeunes tunisiens descendent dans les rues pour réclamer des mesures susceptibles de créer des emplois et d'améliorer la situation sanitaire. Mais comme l'attention de la presse mondiale était focalisée ailleurs, ce n'est qu'après les récents développements que le pays est réapparu sur les radars.»
C'est pour cela que le président a été élu
Gazeta Wyborcza juge cohérente la décision du président :
«Kaïs Saïed est avocat et professeur d'université spécialisé en droit constitutionnel. Il s'était présenté aux présidentielles de 2019 en tant qu'outsider sans étiquette et les avait remportées sur un score de 70 pour cent. C'est en faisant la promesse de réformer le système politique existant et de combattre la corruption, qui reste un problème considérable en Tunisie et suscite le mécontentement de la population, qu'il avait reçu un soutien aussi important.»
Les alliés démocratiques doivent apporter leur aide
La Tunisie a plus que jamais besoin de l'UE aujourd'hui, fait valoir Corriere della Sera :
«Depuis le mois de juin, le pays est balayé par une nouvelle vague de Covid et ses hôpitaux connaissent une pénurie de vaccins et de bouteilles d'oxygène ; il enregistre 100 à 200 décès par jour. ... La Tunisie, souvent présentée comme la seule réussite du printemps arabe, a plus que jamais besoin de l'Europe et de ses alliés démocratiques. La pandémie attise la grave crise du système institutionnel créé après la chute de la dictature en 2011. ... L'essor du populisme, la perte de popularité des partis traditionnels et leur morcellement ont empêché que soient menées les réformes nécessaires à la relance de l'économie.»