9-Mai en Russie : quel message Poutine a-t-il voulu envoyer ?
Dans son discours du 9-Mai, commémorant la victoire de l'Union soviétique sur l'Allemagne nazie, le président Vladimir Poutine s'est employé à justifier l'attaque russe sur l'Ukraine. La guerre a été déclarée à la Russie, a-t-il affirmé à des milliers de soldats et d'anciens combattants réunis sur la place Rouge, à Moscou. Les éditorialistes se penchent sur le format réduit de ces commémorations et l'intervention du président russe.
Un show à démasquer
Pour Obozrevatel, le défilé militaire à Moscou est
«un appel à des mérites disparus, le récit d'une forteresse assiégée par des ennemis, un rassemblement artificiel de la population, la revendication de valeurs du passé par des personnes qui n'ont plus rien à voir avec ce passé. Les vrais anciens combattants (dont il ne reste probablement plus aucun survivant), complètement absents, sont remplacés par des personnes 'déguisées'. Le défilé se transforme de plus en plus en un show rituel. Le problème, c'est que les participants de ce show sont fermement convaincus de leur authenticité.»
Tirer les enseignements de l'histoire
Voisine de l'Ukraine, la Roumanie interprète le discours de Poutine différemment des autres pays de l'OTAN, écrit Jurnalul National :
«L'allocution de Poutine montre clairement que la lutte contre la mondialisation dépasse la seule opération spéciale. ... L'Occident est accusé de propager le terrorisme, et les combats en Ukraine ne seraient qu'un épisode. En Roumanie, les tensions sont clairement identifiées, bien plus qu'au sein des pays membres de l'OTAN géographiquement éloignés du conflit. Il s'agit maintenant de tirer les enseignement de l'histoire, qui nous échappe malheureusement de plus en plus. … Pour les Roumains, il est primordial que le conflit en Ukraine s'apaise. Une participation de l'OTAN à la guerre ne serait en aucun cas avantageuse.»
Une démonstration de force, pas une fête de la paix
La Journée de l'Europe et le Jour de la victoire célébré en Russie sont deux visions diamétralement opposées du même événement historique, observe Webcafé :
«Tandis que la première fête la paix en Europe et la guérison des blessures au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le second est une démonstration de force chauviniste, désespérément tournée vers le passé. La victoire sur l'Allemagne nazie mérite en effet d'être célébrée. Elle signifie l'effondrement d'un régime nihiliste, qui a tué des millions de personnes. Le problème du Jour de la victoire tel qu'il est propagé et célébré en Russie réside dans le fait que Moscou est obsédé par la vision de sa propre sublimité et n'accorde d'importance qu'à celle-ci.»
La fin d'une renommée morale
Poutine a fait voler en éclat la réputation morale que la victoire sur le nazisme avait conféré à la Russie, déplore Novaïa Gazeta Evropa :
«Après le cauchemar du nazisme hitlérien, qui aspirait à la domination totale de la société et à la violence au nom de la supériorité raciale, on rêvait au sein du monde occidental d'un nouvel ordre mondial, dans lequel la répression étatique des libertés civiques et l'anéantissement de peuples entiers et de groupes sociaux seraient bannis. Même si l'URSS ne partageait pas toutes ces valeurs, elle avait néanmoins condamné sans ambages le culte nazi de la spécificité raciale et historique des Allemands. Et elle faisait également partie de ces 'grandes puissances morales', au titre de pays qui avait mis fin au nazisme. Un capital moral qui a été complètement détruit par Poutine.»
A l'intention de la population
Aargauer Zeitung commente :
«Cette année, Poutine a manifestement voulu accorder plus de poids au message livré à la population russe plutôt qu'à la démonstration de force habituellement destinée à l'étranger à l'occasion du 9-Mai. Le message envoyé au peuple depuis la place Rouge est le suivant : la situation est sérieuse, chaque homme, chaque avion, chaque char est requis au front. Cette guerre durera encore longtemps, des concessions et des compromis sont hors de question. Tous ceux - notamment dans les métropoles que sont Moscou et Saint-Pétersbourg - qui se comportent comme si la guerre était éloignée et ne les affectait pas, doivent se ranger enfin sous la bannière russe.»
Une rhétorique en contradiction totale avec la réalité
Pravda fait cette analyse du discours de Poutine :
«Il vient de nous confirmer que dans sa vision orwellienne du monde, dans laquelle guerre et paix se valent, de même que mensonge et vérité, rien n'a changé. Il a persuadé son peuple qu'il souhaitait bâtir un avenir de paix, de liberté et de stabilité, alors même que l'armée russe fait tomber une nuée de 'colombes de la paix' de destruction massive sur l'Ukraine. Parallèlement, il insiste sur les méfaits du patriotisme et du suprémacisme. Autrement dit, sur la toxicité des régimes totalitaires, qu'il fait pourtant lui-même prospérer sur son propre sol. Pour ceux qui en doutent encore, il y a une disparité frappante entre les paroles et les actes de Poutine.»
Un climat d'incertitude
Les célébrations de cette année faisaient plutôt pâle figure, constate Avvenire :
«Le pays a célébré hier l'anniversaire de la victoire sur le nazisme dans un climat d'incertitude et dans la peur de nouvelles attaques. Le Kremlin est conscient que la guerre ne se déroule pas comme on l'espérait et que le front de Bakhmout est train de se transformer en boucherie. A la différence des précédentes éditions, caractérisées par un climat de fête et de commémoration pour la gloire militaire de l'Union soviétique, il y avait beaucoup moins de personnes présentes hier à Moscou. L'une des raisons principales à cela, c'est que le défilé militaire spectaculaire qui descend l'avenue Tverskaïa avant d'arriver sur la place Rouge, n'a pratiquement pas eu lieu cette année. Seul un T-34, un char de l'époque soviétique, est arrivé devant les murs du Kremlin.»
Zelesnky n'est pas en reste
Le président ukrainien n'a pas laissé le maître du Kremlin gagner la bataille des mots, estime le chroniqueur Pierre Haski dans la matinale de France Inter :
«Dans l'exaltation de la grande guerre patriotique, Poutine cherche des raisons de tenir, de durer, en désignant l'Occident comme l'adversaire en lieu et place des nazis d'hier. Mais dans la bataille des symboles, c'est Volodymyr Zelensky qui a tiré le premier, en déclarant hier que les Russes seraient repoussés d'Ukraine, 'comme les nazis en 1945'. Un comble, Vladimir Poutine s'est fait voler ses éléments de langage.»
Des relents nauséabonds
Pour La Stampa, ce défilé militaire illustre le naufrage de la Russie de Poutine :
«Un an après le début de l'invasion de l'Ukraine, il émane de la place Rouge une odeur de moisi, de toiles d'araignées, de résignation et d'impuissance. L'odeur des régimes en proie à une irrémédiable déliquescence. Sur la place Rouge, le seul souvenir qui semble entouré d'une aura fatidique, c'est la momie de Lénine. Le défilé est la vitrine d'un magasin où se vendent des articles anciens, que l'on ne peut toutefois pas acheter en raison de prix trop élevés. ... Des choses qui ont déjà succombé au poison de l'oubli. Pour les régimes autoritaires, c'est pire que de subir une défaite militaire ou diplomatique. Car si l'on se relève de ces dernières, on ne se relève pas du premier.»
Les yeux rivés sur le ciel
Le défilé de la victoire sera émaillé de nervosité à Moscou cette année, écrit Gazeta Wyborcza :
«La multiplication des manœuvres de diversion en amont de la contre-offensive ukrainienne suscite l'inquiétude en Russie. ... Après l'attaque de drones menée contre le Palais du sénat mercredi dernier au Kremlin, le commandant en chef, de même que les participants et les invités du défilé, auront du mal à ne pas scruter le ciel de Moscou et à ne pas tendre l'oreille, pour tenter de discerner le vrombissement caractéristique de ces aéronefs.»
Un passé glorieux plutôt qu'un avenir radieux
Poutine instrumentalise le Jour de la victoire dans un but précis, analyse Benoît Vitkine, correspondant du quotidien Le Monde à Moscou :
«Ce constat rappelle là aussi le conflit mondial, ou plutôt la façon dont l'Union soviétique a décidé d'en faire un mythe fondateur. Le premier défilé militaire célébrant la capitulation allemande remonte seulement à l'année 1965 – à une période de stagnation de l'URSS, quand ses dirigeants ont compris qu'il serait plus simple de proposer à sa population un passé glorieux plutôt qu'un avenir radieux.»
Des invitations contraignantes
Sur sa page Facebook, le spécialiste de politique étrangère Arkadi Doubnov évoque la présence à Moscou des chefs d'Etat de l'Arménie et de quatre républiques d'Asie centrale :
«Le président russe étant devenu un paria en Occident, il a éminemment besoin du soutien de ses partenaires de l'espace postsoviétique. ... L'autre question, c'est de savoir si la présence de certains présidents d'Etats de la CEI peut être comprise comme un soutien à l'action de la Russie en Ukraine. ... Il s'avère que les partenaires les plus proches de la Russie ne sont toujours pas en mesure de rejeter ses invitations à Moscou. Malgré l'affaiblissement conséquent de sa position internationale après le 24 février 2022, la Russie reste dans une large mesure la métropole de l'ancien empire.»
Un symbole d'unité devenu symbole d'isolement
Dans Õhtuleht, le politologue Karmo Tüür fait le commentaire suivant :
«Dans la version soviétique de l'histoire, les Russes étaient liés aussi bien aux Polonais qu'aux Ukrainiens. Dans la vision du monde contemporaine de la Russie, il n'existe pas d'individus plus détestables que ces néonazis ukrainiens et leurs marionnettistes polonais, sans parler des autres Anglo-Saxons. L'apogée de la paranoïa toutefois, c'est l'annulation du régiment immortel [défilés de citoyens brandissant les portraits de leurs ancêtres pour commémorer l'Armée rouge], par crainte d'affiches et de messages inappropriés. Ainsi, le 9-Mai, le Jour de la victoire, jadis un symbole d'unité, est devenu la journée de la misère et de l'isolement.»