L'UE et la Turquie - un dilemme cornélien
Depuis la coopération entre Bruxelles et Ankara sur la question des réfugiés, les relations entre l’UE et la Turquie occupent une place de plus en plus importante dans l’opinion publique. Dans quelle mesure les deux parties ont-elles besoin l’une de l’autre ? Qui sera le grand gagnant ou le perdant d'un rapprochement ? Journalistes et experts donnent leur avis.
L'UE était l'ancre
La militante pour la défense des droits humains Oma Baydar regrette vivement les récentes discordes entre l'UE et la Turquie, dans le journal en ligne T24 :
«Si je défends la cause de l’adhésion, c’est que je pense, comme d'autres, qu’elle paverait la voie vers un développement démocratique, les valeurs universelles, le respect des lois, le pluralisme et une résolution pacifique du conflit kurde. Nous savons mieux que les opposants à l'adhésion que l’UE n’est pas le paradis sur terre. … Or pour notre démocratie si fragile, le processus de rapprochement avec l’UE a été l’ancre qui, au milieu d’une mer houleuse, a empêché que notre navire ne s’écrase sur les écueils. … Nous en sommes arrivés au point où rien ne va plus entre Erdoğan et l’UE. Pour l’UE, la dérive totalitaire d’Erdoğan est un boulet. Et dans cette évolution, l'UE a elle aussi sa part de responsabilité, car elle préfère préfère rester un club de chrétiens et trahit occasionnellement ses propres valeurs.»
Ne pas réduire les rapports UE-Turquie à l'adhésion à l'UE
Le quotidien conservateur Karar doute que la Turquie ait encore une chance d’adhérer à l’UE, mais il n’y voit pas forcément un inconvénient :
«Longtemps, la Turquie a vu ses relations avec l’Europe prises dans la parenthèse de l’adhésion à l’UE. Ceci a fortement influencé la vision turque de l’Europe. Or cette équation a évolué ces derniers temps : la Turquie développe avec les principaux pays de l’UE, Allemagne en tête, une nouvelle sorte de relation avec une perspective stratégique. Ce type de rapport n’exclut pas l’éventualité d’une adhésion à l’UE par la suite, mais il n’anticipe rien non plus. … Le fait que la Commission européenne n’ait pas affecté de poste dans son budget 2014-2020 montre que l’UE n’a aucunement l’intention d’accepter la Turquie à moyen terme. Bref, les relations entre la Turquie et l’UE s’affranchiront progressivement du processus d’adhésion et c’est plutôt une bonne nouvelle.»
La Turquie a aussi besoin de l'Europe
Angela Merkel s’est rendue ce week-end en Turquie avec Donald Tusk et le vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans. Ils y ont notamment visité un camp de réfugiés. Il ne faut pas interpréter cette visite comme une concession, écrit Süddeutsche Zeitung :
«Les Européens se trompent s’ils pensent être les seuls en difficulté, et s’ils croient devoir se soumettre aux Turcs. Au-delà des scènes de réjouissance organisées par Davutoğlu avec le trio européen, la Turquie est dans une situation précaire, à tous les niveaux. Le pays est entouré d’ennemis. Syrie, Irak, Iran ou Russie au Nord : elle ne s’entend avec aucun de ses voisins. Au plan intérieur, la situation n’a jamais été aussi tendue. … C’est pourquoi la Turquie a besoin de l’Europe - même si elle ne le reconnaîtra jamais. On pourrait y voir un signe de faiblesse. Mais cela pourrait aussi être une opportunité.»
Ankara enfin traitée convenablement
Le quotidien pro-gouvernemental Yeni Şafak en est convaincu : l’accord sur les réfugiés apportera nécessairement un changement dans les relations entre la Turquie et l’UE :
«Les pays de l’UE, qui s’en remettent à Ankara pour endiguer les flux de réfugiés, devront cette fois-ci renoncer à leur habitude de bloquer sans cesse la trajectoire européenne de la Turquie. Pendant des années, l’UE a réservé un traitement injuste à la Turquie, trouvant des prétextes pour ne pas ouvrir les négociations d’adhésion. Il existe maintenant l’opportunité pour la Turquie de voir ses droits garantis. Il s’agit notamment de la suppression du régime des visas pour les voyages en Europe, l’ouverture de nouveaux chapitres de négociation et la révision des traités douaniers.»
Pas le moment de faire des concessions
Vu les ambitions politiques du président turc, La Croix déconseille fortement à l’UE de faire des concessions à la Turquie :
«La question de fond demeure, toutefois : est-ce le moment de faire une concession majeure à la Turquie et à son président, Recep Tayyip Erdogan ? La réponse est non. Politiquement, celui-ci montre chaque jour qu’il ne partage pas l’idéal européen. Recep Tayyip Erdogan envisage son pays comme une puissance régionale indépendante et non comme un 29e État de l’Union. Lui-même se voit comme le leader d’un monde musulman qui s’érigerait en contrepoids de l’Europe et de l’Occident, voire en concurrent. … Le contexte ne se prête donc pas à une telle avancée. En revanche, les Européens doivent soutenir activement les Turcs qui, dans leur pays, se battent pour la démocratie, la liberté de conscience et d’expression, et l’égalité homme-femme - 'à l’occidentale'.»
L'Europe craint la venue des Turcs
Le débat sur la suppression des visas pour les Turcs désirant se rendre dans l’UE est électrique en Europe. Le portail libéral Protagon explique les réticences de nombreux pays :
«Depuis des mois, des milliers de migrants et réfugiés musulmans affluent dans les capitales européennes. Un phénomène qui a réveillé les instincts conservateurs de nombreux habitants et accru leur méfiance. Par ailleurs, les gouvernements nationaux craignent que la fronde s’intensifie si l’on facilite l’accès à l’Europe aux ressortissants d’un grand pays musulman comme la Turquie. C’est la raison pour laquelle certains gouvernements songent actuellement à créer de nouveaux obstacles pour empêcher la mise en œuvre de l’accord. La situation sera donc paradoxale : l’UE supprimera le régime des visas en vigueur pour les Turcs, tandis que les gouvernements et les Etats membres chercheront à boycotter l’accord.»
La Turquie doit reprendre confiance en elle
L’Europe a besoin de la Turquie, mais uniquement si celle-ci croit à nouveau en ses capacités et se modernise, souligne le quotidien Jutarnji list :
«Le gouvernement turc se comporte comme s’il avait un gros complexe d’infériorité. Pourtant, son passé et ses perspectives d’avenir montrent qu’il n’a aucune raison d’avoir des complexes. L’Europe a besoin de la Turquie, mais de cette Turquie qui avait donné aux femmes le droit de vote beaucoup plus tôt que de nombreux Etats européens, et qui ne se montre pas moins tolérante envers les minorités qu'à l'époque de l’Empire ottoman déclinant. On pourrait alors en faire un véritable partenaire. Mais pas si elle s'affiche en petit César suffisant et colérique, car l’Europe compte déjà assez de cas comme celui-là. En agissant ainsi, la Turquie se tire une balle dans le pied, et nuit aux musulmans en Europe, envers lesquels elle devrait avoir une responsabilité morale. Elle ne fait que renforcer les courants islamophobes en Europe, ce qui homogénéise l’Union, mais dans le mauvais sens.»
Ankara fait le sale boulot de l'UE
Pour Dries Lesage, professeur d’études internationales à l’Université Gand, l'accord sur les réfugiés passé avec la Turquie montre que l’UE reste prisonnière d’un mode de pensée et d’action néocolonial, comme il l'écrit dans De Morgen :
«Le débat social devrait davantage s’articuler autour des conséquences de la crise plutôt que de se limiter à propager des idées reçues. ... Pourquoi une discussion détaillée sur les coûts et la répartition des tâches n’intéresse presque personne ? La raison, c’est que l’accord s’inscrit dans un cadre néocolonial, tant sur le plan politique que mental. Il est hors de question que quelques millions de réfugiés viennent déranger les régions les plus raffinées de cette planète - une opinion partagée par beaucoup. Il est étonnant que la Turquie se soit laissé entraîner dans ce rôle ingrat de subordonnée.»
Une critique hypocrite du déficit démocratique
Il est surprenant que l’UE s’intéresse subitement au déficit démocratique de la Turquie, alors qu’elle a ignoré systématiquement ces carences pendant des années, relève le quotidien libéral anglophone Hürriyet Daily News :
«Les capitales européennes faisaient la sourde oreille lorsqu’on évoquait les violations des droits de l’homme dans le sud-est de la Turquie. Journalistes et scientifiques emprisonnés n’ont jamais figuré sur l’agenda politique de Merkel. De manière générale, l’Europe a dès le début fermé les yeux sur la dégradation des normes démocratiques, entamée après 2010. Tout ceci allait dans le sens des intérêts des Européens, car ce recul de la démocratie permettait de justifier le report à plus tard de l’adhésion de la Turquie à l’UE. Si l’opinion publique européenne a récemment découvert que la Turquie prenait la direction d’un régime autoritaire, ce n’est pas par aspiration à rendre la Turquie plus démocratique. Non. Mécontent de l’accord sur les réfugiés, on a décidé de critiquer le choix de Merkel de se fier à un dirigeant qui bafoue les normes et les valeurs démocratiques.»