Génocide arménien : la brouille s'aggrave
Visés par des menaces de mort suite à l'adoption par le Bundestag de la résolution sur le génocide arménien, les députés allemands d'origine turque ont été placés sous protection policière renforcée. Le président du Bundestag Norbert Lammert et le président du Parlement européen Martin Schulz ont vivement critiqué les propos calomnieux que le président Erdoğan avait tenus à l'encontre des parlementaires. Il est grand temps de recadrer la Turquie, jugent les commentateurs.
Carton rouge à la Turquie
Les sorties d’Erdoğan la semaine dernière suite à la décision du Bundestag ne sont pas de bon augure pour l’adhésion de la Turquie à l’UE, selon Jyllands-Posten :
«Il faut faire comprendre à la Turquie qu’en restant sur cette voie, elle ne fait que s’éloigner de l’Europe. Les valeurs européennes proscrivent toute adhésion de la Turquie actuelle à l’UE, et même tout type de coopération. Mais il y aura un après-Erdoğan, et il faut espérer que cette perspective génère un rapprochement plus constructif. Si Erdoğan n’est pas comparé à Poutine, c’est uniquement parce que l’UE a choisi de privilégier la 'realpolitik' dans le contexte actuel. La situation géographique de la Turquie suggère de coopérer étroitement avec l’Europe. Mais avec un tel président, c'est très compliqué.»
Erdoğan a le bras long
Les menaces visant des députés allemands d’origine turque trahissent la volonté de la Turquie d’accroître son emprise sur l’Europe, écrit De Telegraaf, qui craint qu’on n’assiste à une évolution comparable aux Pays-Bas :
«Les menaces à l'encontre de membres du Bundestag soulignent que nos libertés occidentales sont en ligne de mire. … Les intimidations émanant de la communauté turque en Allemagne poussent les représentants du peuple allemand à être placés sous protection policière. Cela nous montre une fois de plus combien Erdoğan a le bras long. Aux Pays-Bas aussi, la graine de la haine a été semée contre quiconque formule la moindre critique à l'endroit du gouvernement turc. Dans ce contexte, on signalera le nouveau mouvement politique Denk [aux Pays-Bas]. Les anciens députés sociaux-démocrates Tunahan Kuzu et Selçuk Öztürk ne cessent de s'y faire les porte-voix d’Ankara. … Si le mouvement Denk réussit, ceci attisera la discorde dans notre pays. Et Erdoğan aura le bras encore un petit peu plus long.»
Merkel courbe l'échine devant Erdoğan
Angela Merkel aurait dû condamner les attaques visant des députés du Bundestag d’origine turque avec la même résolution que celle affichée par Norbert Lammert, critique la radio publique allemande Deutschlandfunk :
«En quelques minutes, le président du Bundestag allemand a dit tout ce qu’il y avait à dire. Il s’est exprimé sans se départir de son calme, d’une manière à la fois maîtrisée et incisive, et a infligé au président turc une gifle verbale. … Ces derniers jours, Angela Merkel aurait eu suffisamment d’occasions de trouver les mots justes que Norbert Lammert a prononcés. Elle avait qualifié mercredi d’'incompréhensibles' les déclarations venant de Turquie. Une formulation inoffensive qui n’a apporté aucune espèce de protection aux députés sous le coup des menaces, et tout à l’image d’un gouvernement allemand soucieux de ne pas susciter la colère des puissants à Ankara.»
Rituels fascistes en Turquie
Les attaques d’Erdoğan contre les députés allemands d’origine turque sont l’expression de la mentalité du régime turc, condamne Agos, l’hebdomadaire de la minorité arménienne :
«Ces réactions ne sont pas surprenantes, mais comme toujours, elles élèvent la négation du génocide de 1915 au statut de véritable culte dans le pays. Ce genre de rituels fascistes intervient dans un contexte de plus en plus violent et il fait écho au conflit avec les Kurdes. … Il est ironique de constater que cette 'politique du sang' s'articule autour de deux questions et vise à prouver que la Turquie n’est pas un pays raciste. Ainsi, la Turquie n’aurait rien fait de mal en 1915 et il n’y aurait jamais eu de problème kurde dans le pays. Mais dans le même temps, on entend des slogans comme 'Un bon Arménien est un Arménien mort' ou encore, sur les réseaux sociaux, des appels à déporter les Kurdes. … Nous sommes confrontés à un régime tout à fait impudent, qui appelle les descendants d’un peuple qui a été massacré, déraciné, spolié, et qui vit aujourd’hui dans la peur, à participer à ce négationnisme.»
Des propos qui discréditent Ankara
Erdoğan a déclaré dimanche que les députés du Bundestag d’origine turque ayant voté pour la résolution sur le génocide arménien n’étaient pas de véritables Turcs et qu'il fallait analyser leur sang dans un laboratoire. Le quotidien Milliyet critique les propos du gouvernement :
«Le ministre de la Justice Bekir Bozdağa a par exemple affirmé que 'des gens comme cela, allaités du mauvais lait de leur mère et qui ont un mauvais sang dans les veines, ne peuvent représenter ni la Turquie ni le peuple turc'. Si c’est ainsi que la Turquie se défend, on ne peut même pas parler d’autodéfense, mais de soutien à l’adversaire. Dans n’importe quel café de province, on entendrait des commentaires plus valables. C’est pourtant la tâche du gouvernement que de défendre le droit et la justice en Turquie et de sensibiliser l’opinion publique à ces valeurs.»
Les propos d'Erdoğan nuisent aux Turcs
En condamnant l’Allemagne suite à la reconnaissance du génocide arménien, le président turc Erdoğan cause du tort à son propre pays et au-delà de ses frontières :
«La réaction de la Turquie et de ses dirigeants aux critiques qui leur sont faites devient de plus en plus problématique. Par ses sorties dures et répétées contre ses adversaires, en Turquie comme à l’étranger, Erdoğan étouffe un débat pourtant absolument nécessaire à l'épanouissement de son pays. La liberté d’opinion est indispensable au bon développement de la Turquie et elle constitue la base de rapports avisés avec ses voisins et ses partenaires. En exigeant des Turcs vivant à l’étranger une allégeance systématique, il entrave la bonne intégration de ces immigrés dans leur pays d’accueil. Ils doivent pouvoir se sentir libres de participer sans restriction aux débats qui ont cours dans leur pays, y compris lorsque ceux-ci touchent à l’histoire de la Turquie.»
La mémoire doit vaincre le négationnisme
Les réactions hystériques de la part de la Turquie dès lors qu’on parle de génocide n'ont rien de nouveau, constate Pravda :
«La négation du génocide est devenue partie intégrante de la doctrine d’Etat turc. De plus, Ankara propage sa propre version révisionniste de ce qui s’est passé il y a 101 ans. C’est aussi absurde que de nier l’Holocauste aujourd’hui en Allemagne, ce qui est passible de prison. En Turquie, on constate tout le contraire. Toute remarque sur le génocide arménien est passible de peine pour 'insulte à l’identité nationale turque'. Mais la Turquie reste prisonnière de son passé. Les Allemands viennent de rejoindre la vingtaine de pays qui ont officiellement condamné le crime. … Il faudrait cesser d’étouffer systématiquement cette affaire et essayer d’enclencher un travail de mémoire. Car c’est le seul chemin qui mène à une véritable réconciliation.»
Une résolution qui s'imposait depuis longtemps
Pour Neue Zürcher Zeitung, le Bundestag a bien agi en prenant cette décision :
«On peut être en désaccord sur les motivations des parlementaires allemands, qui ont tant tardé à adopter la résolution sur le génocide arménien, après l’avoir reportée en 2015, alors qu'elle s'imposait pourtant depuis longtemps. Le désir de rabattre le caquet du président Erdoğan, voire du gouvernement allemand, soupçonné depuis longtemps de faire des courbettes au potentat turc, n’est probablement pas étranger à cette décision. Le Bundestag ressort toutefois grandi d’avoir emboîté le pas à d’autres pays et, à l’instar de la France, de la Suisse, du Canada ou des Pays-Bas, d’avoir enfin appelé par son nom ce qui fut un génocide. Il importait tout autant de reconnaître officiellement la complicité allemande. Toute nouvelle procrastination aurait été pure lâcheté et aurait aggravé le reproche de céder au chantage.»
Il n'y a jamais eu de 'génocide arménien'
Le journal progouvernemental Star condamne une résolution dans laquelle il voit une attaque politique contre le pays :
«La décision du Bundestag a pour but de maintenir la Turquie sous contrôle absolu, d’empêcher son adhésion à l’UE et de ne pas céder devant Erdoğan. … Pendant la Première Guerre mondiale, les Turcs et les Arméniens ont subi des souffrances considérables. Mais il n’y a jamais eu de génocide arménien. Au cours de l’histoire de cette nation, jamais personne n’a été massacré en raison de sa race. Cette nation a adopté des milliers d’enfants arméniens. Cette nation a ouvert les bras aux juifs qui ont fui l’Espagne il y a plus de 500 ans. L’Allemagne, rongée par le tourment moral d’avoir perpétré un génocide contre le peuple juif, ne pourra toutefois pas apaiser sa conscience en faisant de nous sa complice.»
La bonne décision au mauvais moment
Le Bundestag a adopté la résolution à un moment on ne peut plus malheureux, écrit le spécialiste de l’Allemagne Gian Enrico Rusconi dans le quotidien La Stampa :
«Dans le cadre de l’accord sur les réfugiés, Ankara exigeait comme contreparties non seulement la libéralisation du régime des visa pour ses ressortissants et la reprise des négociations d’adhésion à l’UE, mais aussi la non-interférence avec les 'affaires internes' du pays. … Sous la pression des protestations dans son pays et à bout de patience, Erdoğan a menacé Bruxelles de rompre le pacte. Le moment n’aurait pas pu être pire pour la résolution du Bundestag. A ce stade, on ne peut pas dire qui pourra reprendre le contrôle de la situation. Je ne sais pas si Erdoğan se limitera à faire monter les enchères dans son petit jeu avec l’UE, ou s’il profitera de ce coup porté à la fierté nationale pour renforcer encore son pouvoir autocratique.»
Une querelle bien embarrassante
Toute cette histoire de résolution offre un spectacle désolant, pointe Die Welt :
«Le ministre des Affaires étrangères SPD se cache au fin fond de l’Amérique du Sud pour ne pas devoir assister à ce vote, tandis que la chancelière invoque un faux prétexte évident, une conférence scientifique, pour échapper au vote sur la résolution sur le génocide arménien. A cause de l’accord sur les réfugiés qu’elle a passé avec le président turc Erdoğan. Tout ceci est extrêmement embarrassant. Ce qui est vraiment affligeant en revanche, c’est l'attitude d’un certain nombre d’organisations turques en Allemagne. Depuis des jours, ses responsables accablent les députés de pamphlets, d'appels et parfois de menaces. On observera qu’ils concentrent principalement leur action sur les députés d’origine turque, ce qui montre combien ils se trompent sur leur vision d’eux-mêmes : ces députés ne sont tout de même pas les représentants exclusifs d’une minorité.»
Pas d'ingérence d'Erdoğan dans la politique allemande
Le vote sur la reconnaissance du génocide arménien au Bundestag tombe à un moment fort inopportun, mais il est justifié, juge Sme :
«C’est ce qu’on appelle un mauvais timing : l’Europe vient juste de conclure avec la Turquie un accordfragile sur les réfugiés. Il aurait donc été compréhensible qu’Angela Merkel intervienne ou qu’elle édulcore la résolution. Car il est parfois préférable d’éviter la confrontation en vertu d’un principe supérieur. … Par ailleurs, il est de plus en plus difficile de croire qu’il est judicieux que l'Europe accorde d’autres concessions à Erdoğan. … N'a t-il pas dit : 'Nous suivons notre chemin, vous le vôtre' ? Dans cette situation, ce serait une erreur que d’autoriser Erdoğan à mener la barque et, qui plus est, à s'immiscer dans les affaires de l'Allemagne. Erdoğan est devenu un maître-chanteur qui alimente la peur en Europe. Et nous pouvons le désarmer, comme on peut le faire avec tout maître-chanteur, pour nous libérer de notre peur.»
L'ignorance nationaliste au pouvoir en Turquie
A en croire les déclarations dunouveau Premier ministre turc Binali Yıldırım (AKP) mercredi, les événements de 1915, loin d’être un génocide de la population arménienne, étaient des 'faits ordinaires' dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Hasan Cemal, chroniqueur au journal libéral sur Internet T24, exprime son indignation :
«Le monde entier a reconnu que ce qui s’était passé en 1915 constituait un génocide. Les faits sont indéniables. Mais même si on rechigne à employer le terme de génocide, la moindre des choses par égard vis-à-vis des survivants serait de présenter nos condoléances. … Mais on chercherait en vain la moindre compassion dans le cœur du Premier ministre Yıldırım. Il ose qualifier de 'faits ordinaires' ce qui s’est passé en 1915. … Cette absence d’émotions est-elle le fait de l’ignorance ? Ou est-ce une attitude délibérée visant à glaner les voix nationalistes ? Peu importe. Une chose est sûre : la direction de l’AKP n’a pas toujours été ce qu'elle est aujourd'hui. … Mais cela remonte à bien loin. … Faut-il s’en étonner ? Non. Car on voit se forger une alliance islamo-nationaliste.»
Le Danemark doit sortir de son mutisme
Le Danemark devrait prendre exemple sur la reconnaissance du génocide arménien par le Bundestag allemand, estime Kristeligt Dagblad :
«En ne disant rien alors qu’il devrait prendre la parole, le gouvernement danois fait le jeu du révisionnisme turc. Le principal argument qui s’oppose à appeler génocide ce qui a été un génocide est que ceci pourrait avoir un impact négatif sur les relations avec la Turquie, à un moment où nous avons besoin d’elle sur le plan militaire et dans notre politique des réfugiés. Mais on trouvera toujours des arguments pragmatiques pour nier le passé. Sur le long terme, il n’est pas démocratiquement recevable que des politiques contribuent à dissimuler l’ampleur de ce massacre. Le gouvernement danois clame vouloir combattre la persécution des chrétiens partout dans le monde. Qu’il n’ait pas le courage de parler des persécutions qui ont décimé la population chrétienne de l’Empire ottoman au tournant du XXe siècle illustre la vacuité de ces déclarations.»
L'accusation de génocide est inacceptable
En Allemagne, plus de 500 organisations turques ont appelé à protester contre la résolution sur le génocide arménien que le Bundestag s’apprête à adopter. Dans Hürriyet, le chroniqueur Akif Beki exprime sa solidarité avec ces manifestants, tout en saluant la tolérance des politiques allemands :
«La décision que le Bundestag essaie d’adopter est inacceptable. La Turquie et les Turcs résidant en Allemagne ont mon soutien le plus total. Ils méritent des louanges. J’ai la profonde conviction que les politiques allemands à l’origine de ce projet méritent les réactions les plus dures. Mais les politiques n’essaient ni d’interdire la colère qu’ils ont déclenchée, ni de criminaliser les manifestations ou de les condamner comme des délits dirigés contre l’Etat et venant de l’étranger. D’une part ils provoquent les gens, de l'autre ils tolèrent l’insurrection. N’est-ce pas surprenant ?»
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