Quelles conséquences les reproches à Ankara auront-ils ?
Un document confidentiel du gouvernement allemand tombé dans les mains des médias qualifie la Turquie de "plateforme pour les groupes islamistes". Selon ce document, Ankara soutiendrait depuis des années les Frères musulmans, le Hamas et les forces anti-Assad en Syrie. Berlin devrait toutefois se garder de chercher la confrontation, soulignent les médias, qui reprochent à la critique lancée contre Ankara son côté hypocrite.
On ne choisit pas ses voisins
Malgré les accusations du service de renseignement fédéral selon lesquelle le gouvernement turc soutiendrait les terroristes, il faut éviter que le fossé qui sépare l’Europe de la Turquie ne se creuse davantage, insiste Tages-Anzeiger :
«La spirale de haine réciproque que l'on perde de vue les intérêts communs. Les deux parties doivent éviter d’en arriver là. Erdoğan a beau faire du pied au président russe Poutine, il ne peut pas se passer de l’Europe et de l’Allemagne, tout comme l’Europe et l’Allemagne ne peuvent pas se passer de lui, sur les plans économique, politique et militaire. Il est vrai que la Turquie n’a jamais fait pire qu’aujourd’hui comme partenaire de l’Europe. Malheureusement, on ne choisit pas ses voisins, ce qui est valable des deux côtés. De bons voisins sont capables d’encaisser les critiques et sont ouverts au dialogue. Mais prudence et retenue sont toujours de rigueur, si on ne souhaite pas se faire inutilement des ennemis.»
L'Europe a elle aussi soutenu des islamistes
Der Standard dénonce le côté hypocrite de la critique adressée au gouvernement AKP pour son soutien aux groupes terroristes :
«L’AKP s’est toujours considéré comme le fer de lance des partis islamiques républicains. Il faudrait toutefois souffrir d’amnésie pour ne pas se rappeler que tant l’UE que les Etats-Unis avaient coopéré de leur plein gré avec la nouvelle force politique portée au pouvoir après les élections de 2011 en Egypte : les Frères musulmans. Le putsch de 2013 et ses conséquences ont été critiqués, les Etats-Unis sont même allés jusqu’à restreindre leur aide militaire. … Quant à l’opposition syrienne, appuyée par l’Occident, elle a été très clairement longtemps dominée par les Frères musulmans syriens - ce sont aujourd’hui des forces autrement plus radicales -, sans que leurs sponsors ne s’en offusquent outre mesure.»
Erdoğan est hors d'atteinte
L'Allemagne émet des critiques ? Elles ne sauraient atteindre Erdoğan, comme l'explique le chroniqueur turc chypriote Sener Levent sur le mode de l'ironie :
«Tayyip ce qu’ils t’ont fait est impardonnable. ... Comment peut-on tenir des propos comme les leurs sur un héros de la démocratie ? Tu es un héros parce que tu as réprimé rien de moins qu'un coup d’Etat ! Peu importe que tu ne sois pas monté dans un char d’assaut, comme Boris Eltsine. Toi tu as tout réglé depuis ton téléphone portable. Ces imbéciles d’Allemands ne l'ont-ils pas encore saisi ? … Les mesures que tu as prises dans ton pays me rassurent au plus haut point : mettre à l'ombre tous les journalistes qui écrivent quelque chose sur toi, fermer les chaînes de télévision, et j'en passe. … Qu’ils aillent donc tous rôtir en enfer. Car c’est cela que tu appelles démocratie. Dis aux Allemands de ne pas trop parler, sinon, tu déverseras des tombereaux de réfugiés devant leur porte.»
Berlin évitera tout gel diplomatique
Le fait que le gouvernement allemand continue de rechercher le dialogue avec la Turquie est une preuve de sa clairvoyance, explique le site public d’information tagesschau.de :
«Faut-il à présent s’attendre à ce que toutes ces conclusions soient publiquement mises sous le nez de la Turquie ? La réponse est non. Si l'on ne veut pas se priver de la possibilité d’exercer une certaine influence sur le cours des choses en Turquie, il faut maintenir tous les canaux de communication, ne serait-ce que pour défendre ses propres intérêts. Les liens avec la Turquie sont trop forts pour miser sur la carte de la provocation et du gel des relations. D’autant plus que cela n’avancerait personne. L’incident montre toutefois aussi que la chancelière a un besoin vital de l’accord controversé passé avec la Turquie sur les réfugiés. Plus la critique officielle du gouvernement allemand à l’adresse de la Turquie sera virulente, plus Erdoğan sera dos au mur. Il faut impérativement exercer une critique claire et directe, mais surtout le faire à huis clos. Une realpolitik menée intelligemment n’a pas recours à la provocation en public.»
Les faveurs d'Erdoğan envers les terroristes sunnites
La Turquie préoccupe ses partenaires occidentaux à bien des égards, s’inquiète la radio Europa Libera :
«C’est parce que l’islamisation de la société tient à cœur à Erdoğan qu’il a soutenu Daech en Syrie et en Irak, financièrement et militairement - et ce, il n’y a pas longtemps encore, dans une mesure comparable au soutien apporté par l’Arabie Saoudite, un autre partenaire peu intègre de l’Occident. De plus, la Turquie a appuyé les djihadistes du front Al-Nosra en Syrie. Il s’agit d’une branche d’Al Qaïda dont le mot d'ordre était encore récemment la destruction du monde occidental, mais qui se présente actuellement comme un parti d’opposition islamiste modéré. Ni Obama, ni Washington, ni l’OTAN n'ont encore reproché à Erdoğan les faveurs qu’il a accordées aux terroristes sunnites. Or les Etats-Unis ont placé en Turquie des armes nucléaires, à Incirlik, la base militaire qui a été coupée du réseau électrique immédiatement après la tentative de coup d’Etat. ... Nous devons être vigilants pour que l’adhésion de la Turquie à l’OTAN ne soit pas bientôt considérée comme un aléa de l'histoire, une erreur à corriger. »
Ankara prête au compromis sur le dossier syrien
Pour le journal Milliyet, la Turquie va bientôt changer le cap de sa politique syrienne :
«Depuis le début de la crise, la Turquie n’a cessé de répéter que le départ d’Assad était la condition indispensable à toute solution, raison pour laquelle elle a ouvertement soutenu les groupes d’opposition. Ceci l’a placée en opposition avec la Russie et l’Iran, qui soutiennent Assad. Dans le nouveau dialogue engagé avec la Russie et l’Iran, la Turquie cherche désormais à redéfinir sa stratégie. Compte tenu de l'allégeance opiniâtre que ces deux pays vouent à Assad, la Turquie doit se montrer flexible et rechercher une voie médiane. En d’autres termes : Ankara pourrait arrêter d'exiger le départ d'Assad avant toute chose. … Autre point sur lequel elle devra se pencher dans sa politique syrienne avec la Russie et l’Iran : son soutien actif aux groupes d’opposition. Il est notoire que la Russie a pris pour cible ces forces, parmi lesquelles on trouve des Turkmènes, ce qui préoccupe Ankara. La Turquie attend de la Russie qu’elle cesse de considérer ces groupes comme des forces ennemies.»
Considérer Erdoğan comme un partenaire
Le gouvernement, mais également les citoyens turcs s'accordent à dire que l'OTAN et l'UE se montrent trop arrogants à l'égard du pays, constate Sme :
«Ils ont l'impression que les principaux partenaires de l'OTAN et de l'UE avaient déjà préparé leurs communiqués avant le putsch raté, condamnant les actes de vengeance face aux conspirateurs. Or 80 pour cent des électeurs, et pas seulement ceux de l'AKP, sont contre les putschistes. ... L'Occident doit bien évidemment faire tout son possible pour qu'Erdoğan adhère aux principes démocratiques. Mais il doit aussi se rappeler que la Turquie a grandi avec d'autres voisins que l'Allemagne ou les États-Unis : des pays sans liberté de religion et sans société civile tels que la Syrie ou l'Arabie Saoudite. Au nom de l'avenir de la démocratie au Moyen-Orient, il importe de voir aussi dans Erdoğan un partenaire, qui réussit d'ailleurs plutôt mieux.»
La Turquie est le larbin de l'Europe
L’UE reproche à la Turquie son manque de 'normes démocratiques', ce qui n'a pourtant pas l'air de poser problème dans leur collaboration en matière de sécurité, observe Hürriyet Daily News :
«Il est scandaleux de constater que certains individus soupçonnés de terrorisme livrés par la Turquie ont fini par être libérés par les pays européens avant de commettre des attentats dans les capitales du vieux continent. … Les Européens invitent actuellement la Turquie à ne pas leur livrer de terroristes potentiels, après avoir manqué eux-mêmes à les incarcérer. Si leurs 'normes démocratiques' les empêchent d’arrêter les terroristes, ils semblent cependant insinuer qu'il serait plus simple de les laisser aux mains du système turc, dont ils déplorent le manque de 'normes démocratiques'. On a finalement la sensation que la Turquie est sommée de faire le sale boulot et d'ériger son propre camp de Guantanamo, pendant que l'Europe ne se salit pas les mains.»
Ankara réoriente sa politique extérieure
La Turquie pourrait forger une nouvelle alliance avec Assad, la Russie et l’Iran sur le dossier syrien, analyse 24 Chasa :
«Erdoğan effectue un véritable tournant dans sa politique extérieure. En témoignent les négociations secrètes assidues qui ont actuellement lieu entre Ankara et Damas, malgré les déclarations du ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu, qui affirme que la position de la Turquie envers Assad reste inchangée. Les négociations sont menées, notamment à Téhéran, par des émissaires non-officiels qui entretiennent des liens étroits avec les gouvernements respectifs. … Lors des pourparlersentre la Russie et la Turquie à Saint-Pétersbourg, le mot d’ordre était le 'maintien de l’intégrité territoriale' de la Syrie, ce qui était manifestement dirigé contre les Kurdes et qui explique pourquoi Erdoğan et Assad, ennemis jurés jusqu’ici, se montrent enclins aux compromis, selon la devise 'il n’y a pas d’ennemis ou d’amis durables, il n’y a que des intérêts durables'.»
Les menaces de l'UE : du vent
Il Sole 24 Ore pointe l’incommensurable naïveté de l’UE quand celle-ci menace la Turquie de suspendre les négociations d’adhésion :
«Indépendamment du fait que le problème actuel de l’UE consiste plus à retenir les membres désireux de la quitter qu'à en recruter de nouveaux, Bruxelles se fait de surcroît une idée désuète du pays : la Turquie actuelle d’Erdoğan ne s’intéresse plus à une adhésion. Il y a longtemps que les ambitions qu’elle poursuit s’inscrivent dans un cadre plus global, plus portées vers l’Est que vers l’Ouest, et plus en phase avec la Sublime Porte [l’Empire ottoman] qu’avec les aspirations d’un pays moderne. La seule raison d’être des négociations avec l’UE est de laisser ouvertes toutes les options - en vertu des règles de la diplomatie - en plus de présenter plus d’avantages sur le plan économique, comme l’a montré l’accord sur les réfugiés. … Sous prétexte de rétablir l’ordre au lendemain du putsch, le régime d'Erdoğan est sur le point de se transformer en satrapie orientale.»
Le dilemme de l'OTAN
Une exclusion de la Turquie de l'OTAN aurait de lourdes conséquences, assure le portail Ziare :
«Le monde occidental, Etats-Unis en tête, est contraint de réagir aux graves infractions de l'Etat de droit constatées dans le pays. On a menacé d'exclure la Turquie de l'OTAN. ... La perte de la seconde armée de l'Alliance par son importance entrainerait une forte déstabilisation de l'OTAN. Mais en tolérant ces atteintes antidémocratiques, le monde civilisé se discréditerait complètement. L'Occident se retrouve ainsi dans une situation perdant-perdant. Et même si Erdoğan parvient à s'en remettre, le coup que lui a infligé l'armée turque aura de graves conséquences.»
Une adhésion à l'UE est hors de question
Après les récents événements qui ont ébranlé le pays, la Turquie ne saurait devenir membre de l’UE, écrit Kauppalehti :
«Les premières années de négociations en vue d’une adhésion à l’UE, on avait observé des avancées en Turquie, notamment sur la question des droits de l’homme. … A la fin de la dernière décennie, l’évolution prometteuse s’est essoufflée et la tendance s’est inversée. Depuis des années, les négociations d’adhésion à l’UE font du surplace. Après les récentes évolutions, il faut se demander s’il existe encore une base assez solide pour poursuivre des négociations d’adhésion. … Une étroite coopération entre la Turquie et l'UE est importante sur les plans tant politique qu’économique. Mais l’objectif doit rester réaliste. Tout comme la Grande-Bretagne et l’UE doivent réfléchir à leurs relations futures après le Brexit, Bruxelles doit réfléchir aux meilleurs moyens de tisser des liens avec la Turquie. Une adhésion en tant que membre à part entière semble toutefois un objectif inenvisageable actuellement.»
L'UE ne doit pas claquer la porte à Ankara
Malgré les réactions draconiennes d’Ankara à la tentative de coup d’Etat manqué, l’Europe aurait tort de se détourner de la Turquie, écrit Der Standard :
«Les Européens et l’Union (y compris l’OTAN) auraient de bonnes raisons de garder la tête froide et de ne pas claquer la porte au nez d’Ankara : l’UE et l’OTAN ont besoin de la Turquie en tant que partenaire, y compris dans cette crise extrêmement grave que connaissent leurs relations depuis des décennies. La réponse diplomatique de Bruxelles ne peut être de couper les ponts, ce qui ne ferait qu’aggraver la situation. Au contraire, il s’avère que ces dernières années, on a omis de s’occuper plus activement de la Turquie, de critiquer Erdoğan et de soutenir l’opposition. En raison de sa situation géostratégique, la Turquie a toute latitude d’agir comme elle l’entend, comme l’a écrit Süddeutsche Zeitung. Malheureusement, pour un certain temps encore, l’UE devra s’en accommoder.»
Exclure la Turquie de l'OTAN
Si le président Tayyip Erdoğan met réellement à exécution la campagne de représailles annoncée, il faudra exclure la Turquie de l'OTAN, prévient Hospodářské noviny :
«La Turquie était considérée jusque-là comme une oasis de stabilité unique et géopolitiquement vitale au Proche-Orient. Mais ce ne sera plus le cas si le président fait ce qu'il dit, c'est-à-dire s'il se venge de façon stalinienne de tous ceux soupçonnés d'avoir participé au putsch militaire manqué, en rétablissant la peine de mort et en ordonnant des exécutions. ... Il ne serait pas particulièrement opportun de dire que la peine de mort existe aussi aux Etats-Unis. Oui, la peine de mort y est autorisée, mais seulement pour des cas individuels et pour des crimes précis. En Turquie, la peine de mort servirait seulement à mettre en œuvre une sanction rapide et généralisée selon le principe de la sanction collective, qui n'existe pas en Occident. En guise de réaction, le monde civilisé n'aurait alors pas d'autre choix que d'exclure la Turquie de l'OTAN.»
La démocratie, simple nuisance pour Erdoğan
Après la tentative de putsch ratée en Turquie, l'Ouest continue d'ignorer les règles en vertu desquelles fonctionne le régime d'Erdoğan, relève Romania Libera :
«Dans le pays, la corruption prolifère. La plupart des Turcs ne veulent pourtant pas mener la lutte contre le système. Seule l'élite intellectuelle, formée en Occident, aspire à autre chose. Le système turc est organisé en fonction de castes dominantes. Les familles riches font la loi. ... La Turquie ne fonctionne pas comme une démocratie mature. Ce sont les castes dominantes qui ont de l'influence, et non les partis. La démocratie parlementaire selon le modèle britannique, avec la répartition des pouvoirs et le pluralisme politique, constitue surtout une nuisance au développement [pour Erdoğan]. Pourtant, les chancelleries occidentales feignent d'ignorer cette situation.»
L'Europe restera hypocrite
Si le démantèlement de la démocratie turque se poursuit, l'Europe continuera à fermer les yeux, déplore Hospodářské noviny :
«Outre Alexandre Loukachenko et Vladimir Poutine, nous aurons en la personne de Tayyip Erdoğan un nouveau dictateur en Europe, même si celui-ci est de notre côté, du moins sur le plan militaire. Nous l'inviterons à nos réunions au sommet et nous resterons hypocrites à son égard ; nous lui tendrons la main tout en espérant secrètement que les Turcs se débarrassent enfin de lui. De façon démocratique de préférence, ou bien - admettons-le - d'une autre façon. En choisissant un dirigeant qui renonce au totalitarisme et privilégie la liberté, la pluralité et la prospérité. C'est ce qu'on souhaite à tous les habitants de la planète, mais surtout aux Turcs actuellement.»
Un leader instable dans une région primordiale
La tentative de coup d’Etat en Turquie a montré que le président Tayyip Erdoğan n’était pas un gage de stabilité, juge România Liberă :
«Sans la Turquie, il est impossible de contrôler la Syrie et l’Irak, et il est impossible d’intervenir militairement contre le groupe terroriste Daech. Sans la Turquie, on ne peut défendre le flanc sud-est de l’Europe et la mer Noire face aux dangers de l’expansionnisme russe. Sans la Turquie, l’équilibre géostratégique de la planète est en péril. … Les chefs d’Etat occidentaux ont indiqué, par le biais de communiqués de presse laconiques, qu’ils se rangeaient derrière l’ordre démocratique et institutionnel (il n’existe rien de tel) de la Turquie, car il est difficile de soutenir un coup d’état manqué, mais aussi parce qu’il est préférable d’avoir un Tayyip Erdoğan stable qu’une totale instabilité. Or nous savons maintenant qu’Erdoğan n’est absolument pas stable - il est au contraire un facteur d’instabilité nationale et régionale. L’Occident ne peut se permettre d’avoir un dictateur enragé au cœur de l'arène internationale.»
Mettre fin à l'accord sur les réfugiés
Dagens Nyheter se demande dans quelle mesure les récents évènements pourraient influencer l’accord sur les réfugiés entre la Turquie et l’UE :
«La ministre des Affaires étrangères Margot Wallström s’est exprimée positivement mais avec prudence sur la collaboration en matière de politique des réfugiés. Mais ceci peut également signifier l’absence de tout plan de route. La Turquie s’est déjà disqualifiée pour toute coopération, pour autant que coopération soit le terme adéquat. Erdoğan a plus essayé de jouer sur le chantage que sur le partenariat. Si l’UE laisse le président donner libre cours à ses humeurs, c’est parce que c’est la seule alternative qu’elle ait. … Les évènements de cette fin de semaine pourraient pousser l’UE à se mettre en quête d’une meilleure solution. On ne saurait commencer trop tôt.»
Autres opinions