L'alliance Ankara-Moscou, gage de stabilité ?
A Saint-Pétersbourg, le président turc Tayyip Erdoğan et son homologue russe Vladimir Poutine ont mis fin à une crise politique de plusieurs mois. Les deux pays étaient brouillés depuis que la Turquie avait abattu un avion de combat russe à l'automne. Les éditorialistes se demandent si Ankara et Moscou sont capables d'aller au-delà de leurs divergences dans la politique syrienne.
La Turquie étend son influence sur l'échiquier international
Ankara souhaite avoir son mot à dire sur la scène internationale, analyse Habertürk :
«Le rapprochement est le résultat d’une position pragmatique, nécessaire et servant aux intérêts mutuels, et non le signe de la formation d'une contre puissance dans le monde. Malgré un mécontentement retentissant et une irritation palpable, la Turquie ne semble pas prête à quitter l’Alliance atlantique. Mais il est incontestable qu’elle souhaite étendre sa marge de manœuvre. Pour ce faire, elle doit à nouveau entrer en jeu dans le conflit syrien, l’un des plus importants sur le plan international. Pour y parvenir, elle doit se rapprocher un peu des positions russes, limiter le soutien qu’elle apporte en Syrie aux groupes anti-Assad et jouer un rôle plus actif dans la campagne contre Daech.»
Ne pas se faire d'illusion
Il ne faut rien attendre du pacte entre Moscou et Ankara, prévient le quotidien russe Kommersant :
«Le processus de réconciliation qui vient d’être initié entre la Russie et la Turquie ne doit pas éveiller de faux espoirs. Les relations entre Ankara et Moscou reposent sur un nombre si important de problèmes et de contradictions qu’il serait malvenu de parler d’'alliance stratégique'. Le problème majeur : les positions diamétralement opposées des deux pays dans le conflit syrien. Poutine mise sur Assad, alors qu'Erdoğan souhaite sa destitution. Rien n’a changé, y compris le soutien d’Ankara à l’opposition syrienne qui mène actuellement une offensive à Alep, et se voit bombarder par l’armée de l’air russe. Il ne faut pas oublier que ce sont justement ces divergences autour du conflit syrien qui ont abouti à cette crise sans précédent dans les relations bilatérales après qu’un bombardier russe a été abattu. Ces divergences perdurent.»
L'émancipation de la Turquie
D’ici la fin de l’année, Erdoğan sera rentré dans les annales de l'histoire, affirme Novi list :
«Quelle évolution politique pour la Turquie ? Ceci intéresse peu l’Occident, qui s’interroge bien davantage sur la nouvelle politique étrangère d’Ankara. Sur ce point, Erdoğan a tous les atouts en main. Il a rétabli de bonnes relations avec la Russie, normalisé ses rapports avec Israël, déjoué une tentative de coup d’Etat et réglé ses comptes avec ses principaux opposants, les gülenistes. Si les choses suivent leur cours, Erdoğan pourra prétendre d’ici la fin de l’année avoir réalisé ce qu’aucun autre président turc n’a su faire avant lui : émanciper la Turquie de la tutelle américaine.»
La Russie ne peut rien faire sans l'Ouest
Ankara et Moscou ne peuvent s'émanciper de l'Occident que de façon formelle, estime le journal Kaleva :
«Un élément réunit désormais la Turquie et la Russie : le rapprochement leur donne des atouts vis-à-vis de l'Occident. La Turquie, membre de l'OTAN, peut tenter de réclamer des compromis à l'OTAN et à l'UE, lesquelles craindront qu'Ankara ne fraternise davantage avec Moscou. Dans le même temps, la Turquie peut jouer la carte des réfugiés : si la coopération ne convient pas à l'UE, Ankara peut décider à nouveau de laisser passer les réfugiés en Grèce et donc vers d'autres pays de l'UE. Les relations entre le Kremlin et l'Occident sont viciées en raison de la Crimée et de l'Ukraine. Mais en fin de compte, la Turquie n'est qu'un 'ami de substitution' pour la Russie. Sur le long terme, la Russie devra approfondir sa coopération avec l'Ouest si elle veut réformer son économie.»
Poutine, grand maître de la métamorphose
Il est surprenant de voir à quelle vitesse le dégel s'est produit entre la Russie et la Turquie, souligne Karjalainen :
«Qui aurait pu croire, il y a quelques mois encore, que les présidents russe et turc afficheraient lors d’une conférence de presse des relations de confiance et d’amitié ? … La Russie et la Turquie ont vite compris que la période de froid provoquée par l’attaque du bombardier russe par l’armée turque revenait trop cher aux deux camps. … Si la Turquie n’était pas membre de l’OTAN, on les entendrait à présent entonner les louanges de l’amitié et de l’union sans pareilles qui les unissent. Mais la Turquie n’en reste pas moins dépendante de l’OTAN et de l’Europe, et ne peut donc pas se jeter dans les bras de la Russie sans que cela ne porte à conséquence. Pour Poutine en revanche, rien n’est plus délectable que de torpiller l’OTAN et l’UE de l’intérieur. Les négociations de Saint-Pétersbourg nous rappellent désagréablement combien la situation géopolitique actuelle peut évoluer rapidement et avec quelle aisance Poutine peut amener des changements et y évoluer à sa guise.»
Une alliance sans lendemain
L’alliance entre Erdoğan et Poutine ne sera pas de longue durée, estime le spécialiste de la Russie José Milhazes dans le journal en ligne Observador :
«Il s’agit d’une alliance dont l’objectif principal est de mettre l’Occident sous pression. … Malgré toutes les déclarations d’amitié, Poutine sait parfaitement que son homologue turc est capable de le poignarder dans le dos à n’importe quel moment s'il en va de sa survie politique. Erdoğan, pour sa part, ne se fait pas d’illusions quant à la politique extérieure de Poutine. Il y a donc fort à parier que cette 'alliance' ne mènera strictement à rien - d’autant plus que d’autres divergences subsistent entre Moscou et Ankara en matière de politique étrangère. Le Kremlin ne voit pas forcément d’un bon œil, par exemple, la volonté de la Turquie d'accroître son influence en Asie centrale.»
Des présidents unis par une défiance commune
S’il est possible que la convergence des intérêts économiques ait contribué au rapprochement entre Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine, les deux chefs d’Etat sont surtout unis par un sentiment commun, assure le quotidien Delo :
«Comment expliquer que le 'sultan du Bosphore' se soit senti contraint de faire pénitence et que le 'tsar du Kremlin' se soit senti tenu de l’accueillir en dépit des désaccords ? L’UE pourrait bien en être la raison. … Poutine et Erdoğan éprouvent beaucoup de rancœur pour l’UE, l’Occident, les Etats-Unis et l’OTAN. Poutine en raison de la crise en Ukraine et de l’immixtion 'injustifiée' de l’OTAN en Europe de l’Est. Erdoğan en raison des 'promesses non tenues par l’Europe' et de la 'trahison' dont serait coupable l’UE, les généraux américains et la CIA suite au coup d’Etat manqué.»
Une entente stratégique
Il est étrange que l’Ouest s’étonne de la concorde entre Moscou et Ankara, écrit le quotidien Avvenire :
«Le second mariage russo-turc s’explique par des raisons stratégiques. Les deux pays se trouvent sur la mer Noire, qui est devenue l’un des centres de la géopolitique américaine. La Maison-Blanche a notamment voulu soustraire l'Ukraine à l’influence de Moscou. … La Russie et la Turquie sont trop grandes et trop puissantes pour se contenter d’un rôle de vassal, mais elles ne sont pas assez grandes et puissantes pour pouvoir rivaliser d’égal à égal avec les Etats-Unis. N’est-il pas normal dès lors que les deux pays décident de se liguer ? … La même chose se produit au Proche-Orient. En Syrie, Poutine veut le maintien d’Assad, Erdoğan son départ. Les deux dirigeants ont maintenant intérêt à trouver un compromis. Assad pourrait s’exiler à Moscou et céder la place à un successeur qui convienne aux pays voisins. Par opportunité, mais aussi et surtout par nécessité géopolitique commune.»
L'amorce d'un nouvel ordre mondial
La rencontre entre Erdoğan et Poutine est historique car elle redéfinit les rapports de force mondiaux, assure le quotidien progouvernemental Daily Sabah :
«Nous entrons dans un nouveau monde multipolaire, où les pays comme la Turquie façonnent le destin de leur région et contribuent au fonctionnement du système global. C’est la raison pour laquelle Erdoğan ne cesse de rappeler qu’il existe plus de cinq puissances. … Les partisans de l’ancien ordre mondial se sont peu souciés de Poutine et de son projet d’Union eurasiatique. Car une telle entité privée de la Turquie ne serait que la caricature d’une nouvelle 'Union soviétique' viciée. Or voici venue l’occasion de bâtir l’Union eurasiatique avec le soutien de la Turquie. … Ainsi, on ne peut considérer les évènements du 15 juillet comme une simple tentative de putsch. Celui-ci a été ordonné et mis en scène à une date antérieure et il est directement lié au rapprochement entre la Russie et Israël.»
Des raisons d'être soulagé
L’OTAN et l’UE n'ont pas vraiment matière à s’inquiéter du rapprochement entre Moscou et Ankara, lit-on dans le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung :
«Il convient tout d’abord de rappeler que l’OTAN avait été extrêmement alarmée par les évènements survenus à l’automne dernier ; une escalade militaire semblait réellement possible et devait à tout prix être évitée. Que cette menace se soit dissipée est un motif de soulagement. Le fait que le président turc se tourne vers Poutine pour chercher une attention qu’il ne pense pas trouver en Europe est plutôt la preuve qu’à Saint-Pétersbourg, on ne forge pas une alliance anti-occidentale stratégiquement importante, mais tout au plus une alliance de circonstance agrémentée d’une rhétorique de réconciliation.»
La Turquie et la Russie, un 'modèle' pour d'autres ?
D'autres pays pourraient suivre la dérive autoritaire de la Russie et de la Turquie, souligne L'Echo :
«Ce rapprochement entre la Turquie et la Russie pourrait signer la venue, lente mais réelle, d’un nouveau rapport de force mondial où l’Occident, et ses valeurs, occupent une place secondaire. L’Europe, en plein hiver démographique, traverse des crises à répétition. La Turquie et la Russie, deux grandes puissances militaires en croissance économique, profitent de cette déprime pour imposer leur modèle autoritaire sur l’échiquier géopolitique. Le risque est grand de voir de plus en plus de pays émergents, témoins de ces deux 'exemples' balancer, eux aussi, vers l’autoritarisme contre le modèle démocratique.»
La Grèce retrouve enfin son poids géopolitique
Un nouvel axe Moscou-Ankara renforcera le rôle géopolitique de la Grèce, se réjouit To Vima :
«Les déclarations communes faites hier par Poutine et Erdoğan à Saint-Pétersbourg créent une nouvelle réalité dont la portée dépasse le niveau régional - c'est un grand évènement géopolitique. Ces déclarations, ainsi que les mois qui s’écouleront d’ici à leur mise en œuvre, seront très importants pour la Grèce. Ceci ramène le pays au plus près de son rôle géopolitique du début du XIXe siècle, lors de la création de l'Etat : une frontière, une ligne de front pour l’Occident. Personne en Occident ne peut l'ignorer désormais. … Il est donc primordial qu’Athènes en prenne conscience également et profite de l’occasion pour renforcer son rôle dans la région, en étroite collaboration avec Chypre, Israël, et, bien entendu, les Etats-Unis.»
C'est l'UE qui coupe les ponts avec la Turquie
L’UE a commis l'erreur de ne pas témoiger sa solidarité diplomatique à Erdoğan après la tentative de putsch, poussant ainsi ce dernier dans les bras de Poutine, écrit Handelsblatt :
«La Turquie menace d’échapper complètement à l’influence de l’Occident. La rencontre entre Erdoğan et Poutine marque le premier pas de cette évolution. Ils scelleront ce que leurs ministres ont déjà négocié lors de réunions de travail ces derniers jours : un partenariat aux niveaux politique et économique. La politique menée par Erdoğan ne sera probablement pas à l’ordre du jour de cette rencontre. C’est précisément l’erreur que commet l’UE de son côté : elle envisage la tentative de coup d’Etat en tout premier lieu à la lumière de l’accord sur les réfugiés, d’une éventuelle adhésion à l’UE et des déficits démocratiques observés en Turquie. Mais au lieu de rapprocher Ankara de l’Occident comme cela avait été fait il y a un demi-siècle avec l’adhésion du pays à l’OTAN, Erdoğan mais aussi les politiques européens mêmes, par l’abstinence diplomatique qu’ils ont affichée ces derniers jours, coupent les uns après les autres les ponts qui reliaient la Turquie à l’UE. Poutine s’en réjouit.»
Ankara ne saurait se passer de l'UE et de l'OTAN
De Volkskrant, pour sa part, estime peu réaliste que la Turquie s'éloigne de l'UE pour se rapprocher de la Russie:
«Abstraction faite de choses prosaïques comme un gazoduc et une centrale nucléaire, la visite d’Etat a pour le dirigeant turc une importance avant tout tactique. Il entend montrer qu’il peut fort bien se passer de l’Amérique et de l’Europe. … Le problème d’Erdoğan est que tout le monde sait qu’il n’en est rien. Les Américains le savent, les Russes le savent et les Turcs eux-mêmes le savent. Ils connaissent les données économiques - près de la moitié de leur commerce se fait avec l’Europe, tandis que trois quarts des investissements étrangers, primordiaux pour la Turquie, proviennent d’Etats européens. Ils savent qu'en dernier recours, leur sécurité est garantie par l’OTAN, et non par le cynisme géopolitique du Kremlin. … C’est pourquoi la séance photo immortalisant la poignée de main entre Poutine et Erdoğan sera probablement le résultat politique le plus important de cette rencontre au sommet.»
Erdoğan n'est qu'un pion sur l'échiquier russe
La visite d'Erdoğan en Russie n'est pas un signe de puissance, souligne le journal économique Il Sole 24 Ore :
«La vérité c'est que même après le contre-putsch qui a fait de lui un souverain absolu, Erdoğan se retrouve confronté à une politique étrangère défaillante, avec laquelle la Turquie peut au mieux espérer être un pion utile au jeu des autres. Un revers cuisant pour celui qui pensait ressusciter les victoires [des sultans ottomans] Mehmet II le Conquérant ou Soliman le Magnifique. Seule consolation, et non des moindres, pour Erdoğan : ses sujets pourront difficilement percevoir l'ampleur du désastre, vu l'état affligeant dans lequel se trouve la liberté de la presse en Turquie.»
Tout bénéfice pour Poutine
Erdoğan veut mettre l’Europe et les Etats-Unis sous pression et Poutine rit sous cape, constate Trouw :
«La venue d’Erdoğan en Russie est une victoire symbolique pour Poutine, et non l’inverse. Car ceci montre que le président turc a besoin des faveurs du Kremlin. … Erdoğan doit faire une génuflexion pour rétablir les relations économiques avec la Russie. … La Turquie devra par ailleurs accepter le soutien qu’accorde la Russie au président syrien Bachar Al-Assad. … Dans le domaine de l’énergie, c’est Poutine, également, qui profite de l’actuelle faiblesse d’Erdoğan. Il est probable que les deux présidents relancent officiellement Turkish Stream, le projet de gazoduc devant relier les deux pays. … Une perspective qui atteste que Tayyip Erdoğan est à nouveau favorable à un projet qui irrite Bruxelles. Tant que le dirigeant turc mettra sous pression ses alliés occidentaux en se rapprochant de la Russie, Vladimir Poutine se frottera les mains.»
Ankara veut faire cavalier seul
La rencontre entre Erdoğan et Poutine ne signifie pas que les deux chefs d’Etat se ligueront contre l’Occident, commente Der Tagesspiegel :
«D’importantes divergences subsistent, et pas qu'en Syrie. Héritières de deux grands empires rivaux, la Turquie et la Russie sont des ennemis héréditaires dans le Caucase. Dans le conflit ukrainien, la Turquie s’est nettement rangée du côté de Kiev ces derniers mois - elle déplore par ailleurs la répression des Tatars de Crimée, alliés d’Ankara. La Turquie est également membre de l’OTAN depuis plus d’un demi-siècle, ce qui empêche la conclusion d’une alliance étroite avec Moscou. Une réorientation de la politique turque est plus probable que la conclusion d’une alliance russo-turque. Depuis longtemps, de grands conseillers d’Erdoğan estiment que le pays devrait se désolidariser de l’Occident, former une puissance régionale indépendante et mener sa propre politique étrangère. En raison du climat anti-occidental consécutif à la tentative de putsch, ces voix se font davantage entendre aujourd'hui. Les remontrances d’Erdoğan envers l’Europe et l’Occident, ainsi que son déplacement en Russie, pourraient être le signe de ce changement de cap.»