A quoi devrait ressembler la future UE ?
En présentant cinq scénarios possibles pour l’avenir de l’UE, le président de la Commission Jean-Claude Juncker veut lancer un débat sur les moyens de sortir l'Europe de la crise. Les commentateurs européens discutent en détail de son "Livre blanc". La plupart d'entre eux sont toutefois sceptiques et craignent que son initiative n'ait l'effet inverse à celui escompté.
Une Commission en crise qui sème la confusion
Le livre blanc illustre bien la crise identitaire que traverse la Commission européenne, constate le politologue Sergio Fabbrini dans Il Sole 24 Ore :
«Le livre blanc apporte une contribution modeste et confuse au débat sur l'avenir de l'Europe. Modeste, car il n'aborde pas de façon sérieuse les raisons de la crise européenne. Confuse, car il élabore pas mois de cinq scénarios pour l'avenir de l'Europe, et ceux-ci semblent davantage être le fruit d'un séminaire universitaire que d'une mûre réflexion politique. C'est pourquoi le livre blanc en dit davantage sur la crise que traverse la Commission que sur la crise de l'UE. Bien que la Commission Juncker reste perçue comme le gouvernement parlementaire de l'UE, elle est devenue en réalité un organisme hybride - tantôt parlementaire, tantôt intergouvernemental, mais toujours technocrate. ... Ce qui lui fait défaut, c'est une âme politique. Elle se penche sur l'avenir de l'UE comme si cette dernière était une organisation internationale, et elle prétend, en fait, que 'la forme découlera de la fonction'. Or cette assertion est incompréhensible et témoigne d'une absence de sens démocratique.»
Tout le monde n'aura plus son couvert au restaurant de l'UE
Juncker joue avec le feu quand il évoque les scénarios d’une Europe de classes différentes, met en garde Sega :
«Il n’y a qu’un pas entre l’intégration européenne et la désintégration européenne, mais les conséquences pourraient être irréversibles. Si donc nous ne voulons pas un jour pleurer l’UE d’aujourd’hui comme Poutine pleure son URSS, il faut prendre conscience que personne ne pourra nous rendre les acquis que nous détruisons nous-mêmes. Certains sont d’avis que le grand restaurant de l’UE n'est pas aussi agréable qu’avant, car il est rempli de nouveaux invités trop bruyants. Si ceux-ci nous prennent nos tables, il ne nous restera plus qu'à rester debout. Ils nous proposeront ensuite peut-être de faire le service. En tout cas, ils ne discuteront pas avec nous - le privilège de ceux qui ont une place assise. Ils nous feront un signe de tête, claqueront des doigts ou nous héleront pour nous signifier quand et comment nous devrons les servir.»
Des idées pour une Europe adulte
Avec son Livre blanc, Juncker a réussi un coup stratégique habile, commente El País :
«La Commission pose une question claire à tout le monde : Que deviendra l’Europe lorsqu’elle sera grande ? Et c’est pour tout de suite, puisque nous célébrerons les 60 ans du Traité de Rome ce mois-ci. ... Le Livre blanc renvoie la balle dans le camp des gouvernements qui instrumentalisent depuis des années les institutions européennes, notamment la Commission, en faisant d'elles le bouc émissaire de leurs propres déficits et erreurs. En dépit de son efficacité dans l’administration et la justice, l’UE actuelle se voit ainsi ravalée au rang de machine qui européanise les défaites et nationalise les réussites. La politique européenne manque de l’élan dont elle a besoin pour imposer les décisions communes nécessaires. Les forces nationalistes et antieuropéennes savent très bien exploiter cette carence.»
Un nouvel élan pour relancer un débat enlisé
Le quotidien De Volkskrant accueille lui aussi l’initiative de Juncker d’un œil favorable, en saluant l’élan impulsé dans le débat enlisé sur l’Europe :
«Cette attitude ouverte permet de rabattre le caquet de ceux qui disent que l’Europe impose des diktats et se contente d'un rôle d'éternelle machinerie d’intégration. Ces reproches, bien qu‘ils ne soient pas justifiés, sont pourtant très répandus et doivent être pris en compte. Cette méthode permet également de mettre fin au jeu perfide des chefs de gouvernement. Ceux-ci ont l’habitude de faire de Bruxelles le bouc émissaire de toutes les politiques impopulaires. Mais lorsqu’ils seront à l’avenir eux-mêmes responsables d’un scénario, ils ne pourront plus le faire. Cette démarche qui consiste à avancer des réflexions sans connaître les résultats a également un effet créatif pour le débat enlisé sur l’avenir de l'Europe. Un nouveau souffle est indispensable non seulement suite au séisme politique du Brexit, mais également pour répondre aux populistes d‘extrême-droite qui veulent détruire l’UE.»
Juncker repète les erreurs de Gorbatchev
Le chef de la Commission européenne pourrait connaître le même destin que le dernier chef de l’Etat de l’URSS, prédit le sociologue Dan Dungaciu sur le blog Adevărul :
«Lorsque l’Union soviétique traversait une crise encore sans précédent, Mikhaïl Gorbatchev pensait naïvement qu’il suffisait de proposer la 'perestroïka' et 'glasnost' pour répondre aux exigences, à la frustration profonde et à l’insatisfaction du peuple soviétique. Il s’est trompé. … Jean-Claude Juncker veut lui aussi se poser en 'sauveur'. Il voudrait que les points de vue opposés des défenseurs et des détracteurs de l’UE restent gérables. Il se trompe profondément. L’UE est confrontée à une crise inédite, à une véritable 'tempête parfaite'. Juncker croit que les concessions accordées seraient susceptibles de juguler l’insatisfaction de la population de la 'vieille Europe' tout en apaisant celle de la population de la 'nouvelle Europe'. ... Mais sa démarche est dangereuse à plusieurs égards : non seulement il ne parvient pas à résoudre la crise européenne, mais pire encore : tout comme Mikhaïl Gorbatchev au temps de l’URSS, il risque de verser de l’huile sur le feu.»
La bureaucratie risque de croître encore
Le quotidien Trud met lui aussi en garde contre le risque qu’une Europe à plusieurs vitesses n'entraîne davantage de bureaucratie encore :
«Toute politique européenne sera entourée tôt ou tard par ses propres institutions, contribuant ainsi à accroître la bureaucratie. Juncker lance déjà l’idée d’un parlement propre pour les pays de la zone euro. On parle aussi d’un budget à part entière réservé à celle-ci. Ce projet risque fort d'engendrer des désaccords supplémentaires entre les institutions européennes. Par exemple concernant une question : y aura-t-il différentes sortes de députés européens – les uns dans le parlement européen existant, les autres au sein du parlement de la zone euro ? Ou concernant le nombre de budgets européens auxquels les pays membres devraient contribuer. De quelle manière faudrait-il gérer les nouvelles politiques ? La question centrale est la suivante : dans ces nouvelles conditions, l’UE parviendra-t-elle à se maintenir en tant que mécanisme unifié et homogène ?»
Juncker passe à la vitesse supérieure
Avec son Livre blanc, Juncker a à juste titre envoyé la balle dans le camp des gouvernements, estime Der Standard :
«Huit mois après le vote du Brexit, les 28 chefs de gouvernement n’ont toujours avancé aucune feuille de route quant à l’avenir de l‘UE. ... Ceux-ci doivent enfin se concerter pour décider la destination de l’aventure européenne. Toutes les variantes sont possibles : d'une communauté économique très souple à une union politique. Notons que le chef de la Commission a choisi le parlement européen comme lieu de ses déclarations. En leur qualité de représentants des peuples, les députés devront dorénavant jouer un rôle-clé dans toute réforme de l’Union. Car une chose est sûre : la responsabilité de la crise profonde, également sur le plan politico-démocratique, incombe avant tout aux gouvernements des Etats membres. Le Conseil des chefs des gouvernements comporte trop d’egos surdimensionnés pour que l’Europe puisse avancer. Leur indécision et leur nationalisme font frein.»
Un appel à prendre position
De nombreux observateurs auraient aimé que Juncker prenne plus clairement position au lieu d’esquisser des scénarios possibles, mais Deutschlandfunk salue cette démarche :
«L’avenir de l’idée européenne est en jeu et pour sauver cette idée dans son essence, il faut dorénavant procéder de façon non conventionnelle au lieu d’appliquer des modèles théoriques, voire des interdictions. … Il n’est plus question de défendre l’UE contre un bloc monolithique, comme à l’époque de la Guerre froide, mais de sauver une idée en la rendant plus praticable et plus acceptable pour les citoyens. Procéder par des scénarios plus ou moins ouverts est la bonne façon de faire, même si les critiques n’ont pas tardé à se faire entendre, en qualifiant la prestation d’ensemble de trop vague et trop indécise. Il n’appartient pas seulement à la Commission européenne de décider de la voie à prendre par l‘Europe. Nous sommes tous appelés à prendre position.»
Même Juncker abandonne l’Europe
De Standaard se montre déçu par les propositions de Juncker :
«Le dirigeant de la première institution européenne ne défend donc plus publiquement l’idée de l’Europe. Cela aurait été impensable il y a un an. Pourrait-on illustrer plus clairement l’avancée de l’euroscepticisme ? Le discours de Juncker était censé être perçu comme l’expression de davantage de démocratie, comme une injonction aux Etats membres de mener à présent avec leurs parlements, leurs ONG et leurs forums civiques un large débat sur l'avenir de l'Europe. Or on peut aussi envisager la chose sous un autre angle. Que la Commission reste objective est plus qu’un aveu de faiblesse, c’est aussi l’expression du réalisme politique. L’Europe n’est pas devenue cet endroit démocratique tel que beaucoup de gens le rêvaient. ... A sa place, on entend les discours vigoureux de ceux qui veulent rétablir les Etats nations. Et ils ne se heurtent pas à une force européenne qui fasse le poids en face.»
On veut bouter l’Europe de l’Est hors de l'UE
Juncker ne dévoile rien de son agenda concernant les projets de modification de l’UE, gronde le politologue Valentin Naumescu sur le blog Contributors :
«Il tente de dissimuler les réelles intentions, à savoir la protection et la démarcation d’un club de vrais Européens, civilisés et performants. On assiste à un tracé de frontières discrètes, mais efficaces, qu’elles soient politiques, économiques, législatives ou administratives, pour faire face à l’influence prétendument néfaste des pays de l’Est sur la prospérité des pays de l’Ouest. Une Europe à deux vitesses sonne le glas de l’UE actuelle et une fragmentation en au moins deux catégories d’Etats. Un retour de facto à la situation d'avant 2004, où les pays post-communistes étaient considérés comme des alliés de l’UE et ne jouissaient pas encore de l’ensemble des droits de vote politiques dans les institutions.»
De nouveaux rideaux de fer?
L’intérêt des citoyens doit être au centre des grandes décisions sur l’avenir de l’UE, rappelle Večernji list :
«Si une majorité devait être favorable à la fermeture des frontières dans les Etats membres, ce serait la fin de Schengen, la fin de la libre circulation, un des droits fondamentaux européens. Nous devrions nous rappeler que ce sont les systèmes communistes qui avaient à tout prix voulu limiter la liberté de déplacement des personnes. ... Une Europe à plusieurs vitesses entraînerait des disparités de droit des Européens. Les 27 Etats membres font face à cinq possibilités de scénarios. Le choix du bon scénario doit être guidé par l’idée fondamentale du bien-être des citoyens. Plus de 500 millions d’Européens doivent tous bénéficier des mêmes droits. Tout le reste n’est que manœuvres politiques qui ne mènent qu’à la création de nouveaux rideaux de fer.»