Pourquoi l'Europe réforme-t-elle le travail détaché ?
A l'avenir, les travailleurs détachés issus de pays tiers de l'UE devront percevoir la même rémunération que leurs collègues autochtones. C'est ce qu'ont décidé les ministres européens du Travail et des affaires sociales en adoptant l'accord sur la réforme du travail détaché. Si certains commentateurs se félicitent de ce que l'Union se soucie de la protection des travailleurs étrangers, d'autres sont plus sceptiques.
Vers une Europe enfin plus sociale ?
L'UE est encore capable de défendre des causes sociales, se réjouit La Croix :
«L’accord acquis mardi 24 octobre est important car il peut marquer une inversion de tendance. Depuis deux décennies, on a pu avoir le sentiment qu’en Europe l’idée de protection sociale était immanquablement en recul face aux enjeux de compétition économique. Priorité systématique était donnée au libre jeu de la concurrence comme source de prospérité. Lundi, à Bruxelles, les ministres du travail ont fait prévaloir un souci de cohésion sociale. Continuer dans cette voie demandera une persévérance de chaque instant. Mais la démonstration est faite que c’est possible.»
Une politique symbolique 'pour les petites gens'
La réforme est motivée par des objectifs politiques, estime Tomasz Bielecki, qui couvre l'actualité européenne pour Gazeta Wyborcza :
«Il est vrai que l’envoi de travailleurs détachés nuit parfois au système social local. C'est par exemple le cas lorsque des citoyens polonais (qui cotisent à la sécurité sociale polonaise et ne touchent que le salaire minimum) et des Français (qui s’acquittent de charges salariales élevées et sont payés selon des conventions collectives) sont mis en concurrence pour décrocher un même chantier en France. Or le marché du travail en France ou en Belgique gagnerait davantage si on luttait efficacement contre le travail au noir (y compris le fait d’étrangers) - mesure qui ne nécessite pas de nouvelle réglementation - que par cette réforme, délétère pour l’UE, du règlement sur les travailleurs détachés. Ceux-ci constituent moins d’un pour cent des travailleurs au sein de l’UE. Malheureusement, à l'Ouest comme chez nous, on fait une politique symbolique de 'protection des petites gens'.»
Un protectionnisme d'Europe de l'Ouest
La lutte contre le dumping salarial n’est qu’un faux-prétexte à la réforme de la directive sur le travail détaché, explique Neue Zürcher Zeitung :
«Le projet de restriction de la concurrence salariale et de la libre circulation des services au sein du marché unique protège en tout premier lieu les entreprises et les employés d’Europe occidentale, en vertu d'une logique simple : augmenter les coûts de la concurrence. Reste à voir combien de travailleurs détachés gagneront vraiment davantage. Certains d’entre eux pourraient au contraire se trouver évincés du marché. On ne s’étonne donc pas que les représentants de certains Etats d’Europe de l’Est aient durement critiqué le compromis obtenu. C’est un poids supplémentaire pour des rapports Est-Ouest déjà fragiles. Ceux qui essaient d’apaiser les populistes à l’Ouest par des mesures protectionnistes font peut-être le lit des populistes à l’Est.»
On bafoue les principes du marché intérieur
La nouvelle directive visant à augmenter les salaires et à améliorer le traitement des travailleurs d’Europe de l’Est est extrêmement problématique, fait valoir Süddeutsche Zeitung :
«La loi d’airain de la libre circulation des travailleurs est supplantée par le principe du droit du travail : sur un même lieu de travail, à travail égal, salaire égal. Il s’agit d’une infraction des principes du marché unique. On ne peut pas systématiquement assimiler l’envoi de travailleurs détachés en soi à de l’exploitation, il s’agit d’une pratique courante et nécessaire, par exemple dans le cadre du montage d’une installation à l’étranger. Les fédérations patronales allemandes ont tout à fait raison quand elles pointent qu’à l’avenir, il sera plus simple d’envoyer un travailleur en Inde qu’en France. Par ailleurs, la directive souligne la division de l’Europe. La Pologne, la Hongrie, la Tchéquie et d’autres pays émergents qui ont profité jusqu’à présent du statu quo sont farouchement opposés à sa modification.»
Macron veut se poser en protecteur
L'antenne roumaine de la radio Deutsche Welle explique pourquoi Macron avait tant à cœur de modifier la directive sur le travail détaché :
«Nombreux sont ceux qui se demandent pourquoi le président français fait un tel foin sur les travailleurs détachés, alors que ceux-ci représentent moins d'un pour cent des travailleurs dans l'UE. C'était essentiellement une question de principe et d'orientation générale de la législation européenne. ... Macron estime qu'en France, 'la relance de l'UE dépend de la réforme de la directive sur le travail détaché', comme on pouvait le lire dans Le Figaro du 23 octobre. ... Il s'agit essentiellement de reconquérir la confiance d'une société qui s'en remet de plus en plus aux eurosceptiques. En restreignant la mobilité des 'pauvres', un politique europhile peut alors prouver qu'il 'protège l'Europe'.»
Ne pas en faire un conflit Est-Ouest
Ce débat pourrait raviver de vieilles tensions, prévient le journal Wiener Zeitung :
«La Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la République tchèque ne sont pas les seules à s'opposer à une modification des règles. L'Espagne et le Portugal redoutent également des désavantages pour leur secteur respectif des transports, en cas de durcissement de la législation. Ce serait donc un raccourci dangereux que de présenter ce débat comme un énième bras-de-fer entre l'Est et l'Ouest du continent. Car ce faisant, on ne fait que raviver de vieilles plaies là même où l'unité de l'Union est présentée comme une force majeure. Par ailleurs, la concurrence n'entraîne pas nécessairement un nivellement par le bas. Car si la directive favorise l'économie de la Slovaquie, les entreprises autrichiennes établies dans le pays en profitent également.»
La désaffection des Roumains pour l'UE
Deutsche Welle voit un lien entre le débat initié par Macron et le désamour des Roumains pour l'UE, révélé par la dernière étude Eurobaromètre :
«L'élection du président Macron pourrait être une des explications. Dès le début, il s'est montré hostile aux pays d'Europe de l'Est par sa demande d'interdire l'envoi de travailleurs détachés sur les chantiers français. Un autre facteur pourrait être le discours récurrent sur une 'Europe à deux vitesses'. ... Le phénomène auquel nous assistons est moins une montée de l'euroscepticisme qu'un amour déçu. Car ce même sondage montre aussi qu'à la différence des Néerlandais ou des Allemands - les chantres les plus fervents d'une intégration exclusive - les Roumains aimeraient que les Etats développés les attendent, eux et les autres, pour continuer ensemble le chemin. »
Un test crucial pour Macron
Pour Le Figaro, Macron a beaucoup à perdre dans cette bataille :
«Le travail détaché est l’un de ces affrontements symboliques qui font lâcher un front ou au contraire le cimentent. ... Le sujet divise l’Europe. A l’est, on renâcle et la Pologne fait de la résistance. Plus au sud, le Portugal et surtout l’Espagne traînent aussi lourdement des pieds. Pour le président français, c’est donc l’épreuve du feu. Un passage obligé pour convaincre sur son 'Europe qui protège'. Le succès est d’autant plus crucial que le dernier sommet européen a montré que la tâche ne serait pas si facile. Jusqu’ici, son engagement enthousiaste avait réveillé et séduit le Vieux Continent. Mais avec le temps des travaux pratiques revient celui des intérêts divergents et de l’inertie.»
Macron cherche-t-il à diviser les PECO ?
Si Macron ne s'est rendu que dans certains PECO, c'est pour tenter de semer la discorde entre les Etats de Visegrád, assure Krónika :
«Le président français veut une UE dont les Etats membres coopéreraient comme s'ils faisaient partie d'une fédération, en renonçant à une grande partie de leur souveraineté. ... Le groupe de Visegrád n'est pas considéré comme un parangon de coopération harmonieuse. La visite de Macron a pour objectif d'empêcher les membres du groupe de Visegrád de resserrer les rangs. Son initiative est facilitée par le fait que la Tchéquie et la Slovaquie forment avec l'Autriche le 'triangle de Slavkov'. Ce n'est donc pas un hasard si Macron a décidé de rencontrer précisément ces chefs de gouvernement. La Pologne et la Hongrie, pays connus pour leur obstination, n'ont pas été incluses dans la tournée de Macron - c'est très révélateur.»
Une duplicité gênante
La diplomatie économique européenne de Macron est maladroite, déplore le site Contrepoints :
«Dans la même veine de manœuvres diplomatiques si spectaculairement stupides, Macron, son gouvernement et tous les hauts responsables français derrière eux semblent ouvertement souhaiter le plus d’effets préjudiciables à la City de Londres, et ce, même si Paris n’en bénéficie pas. Autrement dit, Macron montre ici toute l’ampleur de son 'génie' diplomatique en conspuant presque ouvertement les travailleurs polonais (salauds de pauvres, va !) après avoir outrageusement favorisé l’arrivée de salariés londoniens.»
Une bonne initiative
La réforme de la directive sur le travail détaché offre l'occasion d'améliorer le projet européen, se réjouit Le Quotidien :
«L’UE se retrouve parfois à alimenter les antagonismes sur le continent qui a été si longtemps déchiré par les affrontements. … Un comble. C’est par exemple ce qui se passe avec ce travail détaché qui aménage officiellement purement et simplement le dumping social, provoquant suspicion et colère entre les travailleurs européens. Il est également contradictoire de proposer une Union jouant avec des habitants n’ayant pas les mêmes droits sociaux, alors que notre UE devrait au contraire tirer vers le haut tout le système social des pays membres et non tolérer qu’on puisse 'jouer' ainsi avec les salariés.»
L'hypocrisie du président français
Les propos de Macron, qui assure vouloir une Europe protègeant ses citoyens, provoque l’indignation de l’antenne roumaine du site Deutsche Welle :
«Macron affirme que la directive actuelle sur le travail détaché contredit 'l’esprit européen', ce règlement procurant un avantage aux pays dotés d’une couverture sociale moins coûteuse et de revenus inférieurs, ainsi qu’à ceux tirant parti de ces différences entre les pays de l’UE. … Mais la même chose se produit dans d’autres domaines, comme celui de la grande distribution. Un secteur dans lequel Carrefour ou Auchan, qui ont annihilé la concurrence locale lors de leur arrivée sur le marché roumain, enregistrent des profits nettement supérieurs à ceux réalisés dans leur pays d’origine. Or il s’agissait là aussi de concurrence déloyale, dans la mesure où la Roumanie connaissait encore des difficultés avec la libre économie de marché et où le capital privé était quasi inexistant.»
Merkel et Macron sont arrogants
Pour Mladá fronta dnes, l'initiative de Macron est une nouvelle preuve de l'arrogance des grands Etats occidentaux de l'UE vis-à-vis des PECO :
«Nos partenaires occidentaux se posent en donneurs de leçons et nous toisent de haut ; ils nous considèrent avant tout comme un espace censé satisfaire leurs intérêts politiques et économiques. Les efforts de Merkel pour nous forcer à accueillir des migrants et les négociations de Macron sur le soit-disant dumping salarial n'en sont que deux illustrations. ... Macron ne se rend pas compte que l'UE est au bord de l'implosion. Les grandes paroles ne sont d'aucun secours ; seuls le respect et la recherche d'équilibre pourront faire avancer les choses. »
Une manœuvre importante pour Macron
Par son initiative, Macron se rend populaire auprès des Français, estime Kapital :
«Les électeurs français sont très sensibles à la question du dumping salarial généré par les travailleurs détachés. Si Macron revient en France avec une solution rapide, il marquera des points. Sa cote de popularité, qui a fortement chuté ces derniers temps, retrouvera alors des couleurs. Les Européens de l’Ouest sont nombreux à considérer le dumping salarial comme une conséquence négative de la libre circulation des travailleurs dans l’UE, même si le problème est monté en épingle. Si la lutte contre le dumping social est si importante aux yeux de Macron, c’est parce qu’en l’absence de solution, l'hostilité vis-à-vis du travail détaché en France et dans d’autres pays d’Europe occidentale restera toujours aussi vive. Une hostilité qui pourrait alors menacer la libre circulation des travailleurs en tant que telle.»
La France se distancera de l'Europe de l'Est
Pour l’expert politique Valentin Naumescu, l’initiative de Macron flirte avec le populisme, comme il en fait la démonstration dans Contributors :
«L’envie pressante du nouveau président de 'servir' ses électeurs m’invite à penser que la France ne sera pas particulièrement ouverte à la Roumanie ou à d’autres pays d’Europe centrale. N’oublions pas que onze millions de Français ont voté pour Marine Le Pen et que cinq ans seulement nous séparent des prochaines élections présidentielles. Macron jouit actuellement d’une immense popularité (bien qu’ayant chuté après les élections). Je crains hélas que le jeune et ambitieux président ne s’embourbe dans une démarche populiste.»
L'adhésion à l'euro serait une bonne contrepartie
En soutenant le projet de réforme du travail détaché envisagé par Macron, le Premier ministre bulgare Boïko Borissov espère pouvoir accélérer l’adhésion de son pays à l’euro, suppose 24 Chasa :
«Pourquoi la Bulgarie ne peut-elle pas encore adopter l'euro ? Pour la seule et unique raison que son revenu moyen n'est pas à la hauteur de celui des pays qui utilisent cette monnaie. Ainsi, nous avons besoin d’un fort soutien politique de la BCE, qui est certes indépendante, mais qui obéit à l’ambition des grands pays européens. Seule l’introduction de l’euro pourrait permettre aux entreprises bulgares d’obtenir des crédits avantageux qui les amèneraient à être compétitives non pas en termes de main d’œuvre bon marché, mais de qualité.»
Ne pas agir à la hâte
L'Opinion conseille à Macron de garder la tête froide :
«D’abord parce que la directive actuelle n’a pas que des défauts (il y a des abus et des failles et il faut les corriger, mais c’est plus une question de changement à la marge que de bouleversement de l’esprit de ce régime). Ensuite parce que le recours à des travailleurs étrangers est un besoin réel de notre économie. … Au demeurant, et comme souvent en Europe, l’affaire ne se réglera pas seule ; elle fera l’objet d’un élargissement à d’autres sujets polémiques – dont l’accueil des réfugiés, bien sûr. C’est donc sur l’ensemble du paquet qu’il faudra juger des résultats du plaidoyer français. Et nul doute qu’on retrouvera là toutes les fractures du débat national.»
Le démantèlement de l'UE
Le projet de Macron menace les fondements de l'UE, estime Rzeczpospolita :
«La libre circulation des marchandises et des capitaux est la seule rescapée [des quatre libertés fondamentales]. Or elle ne saurait soutenir à elle seule l'ensemble de la construction européenne, de la même façon qu'une table ne peut pas reposer sur deux pieds. ... A la tête de ce mouvement de sape : la France. Car le Français moyen ne voit pas le plombier ou le camionneur polonais d'un bon oeil; en revanche, il se réjouit lorsque ce plombier ou camionneur, une fois rentré en Pologne, achète des produits français dans des supermarchés français. ... Difficile de trouver plus bel exemple du délitement de l'UE en tant que communauté politique.»
Les disparités du niveau de vie, source de division
Le litige sur la directive relative aux travailleurs détachés masque un problème plus fondamental, selon Hospodářské noviny :
«Les différences en matière de niveau de vie donnent actuellement l'impression que les habitants des pays plus pauvres, par leurs revenus inférieurs, menacent ceux vivant dans les pays plus riches. Ce sentiment a joué un rôle considérable dans le vote sur le Brexit et il fait le lit des extrémistes ailleurs en Europe. Mais ces disparités marquées génèrent aussi des problèmes qui, de prime abord, ne semblent ne pas être liés. Les réfugiés, par exemple, ne veulent ainsi se rendre qu'en Allemagne ou en Scandinavie.»
Une réforme vitale
Le Figaro appelle Macron à exiger une réforme de la directive relative aux travailleurs détachés :
«Le chef de l'Etat va chercher des alliés pour défendre sa cause. Il veut notamment que la durée maximale de ces contrats passe de trois ans à un an. Mission difficile. La Pologne n'est pas disposée à se laisser faire. A Bruxelles, où Emmanuel Macron n'avait pas réussi à se faire entendre mi-juin, on plaide pour une période de deux ans. ... Emmanuel Macron est au pied du mur européen. Une solution doit être trouvée pour corriger de fond en comble cette directive absurde, qui cause du chômage, pénalise notre industrie et exacerbe les tensions. Il n'a donc pas le droit de reculer.»
Une simple manœuvre de diversion
L'initiative de Macron n'est rien d'autre qu'un cache-misère, selon le portail 24 Chasa :
«Macron a repris à Hollande sa théorie sur le dumping social et en raison de son échec dans la lutte contre le chômage, il veut faire porter le chapeau aux PECO. … Pourquoi les Français devraient-ils se protéger de nous ? Sommes-nous des cannibales ? Cherchons-nous à nous protéger de leurs fromages ? La libre circulation des marchandises, des personnes et des capitaux est un principe en vigueur dans l’UE. Si le vin français est meilleur et moins cher que le nôtre, nous l’achèterons, n’est-ce pas ? Si le travailleur bulgare représente un avantage compétitif et s’il s’avère plus discipliné que d’autres, il devrait, suivant la même logique, pouvoir être privilégié par les employeurs.»
La Pologne et la Hongrie dans l'impasse ?
Opposées à la réforme de la directive sur les travailleurs détachés, la Pologne et la Hongrie pourraient bientôt se retrouver isolées, redoute Polska The Times :
«Les propositions du président français affecteraient globalement près d’un demi-million de travailleurs polonais. … Jusqu’à maintenant, la Pologne avait tenté de maintenir la cohésion des PECO face au durcissement de cette directive. Il y a un an encore, les onze pays de la région protestaient contre une initiative de la Commission européenne, qui était semblable au projet français actuel bien que moins radicale. Aujourd’hui, la Pologne et la Hongrie pourraient se retrouver isolées. Avant son voyage en Europe centrale, Macron a certainement préparé des propositions et des arguments susceptibles d’amener une partie de nos voisins à changer d’avis.»