Discours de Juncker : révolution ou fuite en avant ?
Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, souhaite que tous les pays membres de l'UE intègrent la zone euro et l'espace Schengen. Dans son discours annuel sur l'état de l'Union, il a par ailleurs défendu l'idée d'un ministre européen des Finances. Juncker se concentre sur des réformes réalistes, louent certains commentateurs. Pour d’autres, ses propositions appartiennent au passé.
Des idées pertinentes et faciles à réaliser
Les projets de Juncker témoignent de son pragmatisme, estime El País :
«Les propositions concrètes de Juncker ont deux avantages : d’une part, elles peuvent être rapidement mises en œuvre sans qu’on ait besoin de modifier les traités. D’autre part, elles répondent à la nécessité de renforcer les institutions européennes en harmonisant des réglementations en matière de marché du travail et de finances, afin que le marché intérieur n'en reste pas au stade théorique. ... Le plus grand obstacle reste sempiternellement le même : le Conseil doit accepter les propositions ambitieuses. Tous les espoirs reposent sur un nouvel élan venant de Berlin et une alliance renforcée entre l’Allemagne et la France de Macron.»
Juncker est un homme d'hier
Les visions de Juncker pour l'Europe appartiennent au passé, critique Finanz und Wirtschaft :
«Des pays tels que la Pologne et la Suède ont intérêt à adopter la monnaie unique, Schengen doit valoir pour tout le monde, il faut un ministre européen des Finances, Bruxelles a besoin de plus d’argent... Notons au passage que Juncker, et il n'est pas le seul, parle d’'Europe' quand il veut parler de l’UE. Le chef de l’exécutif européen est un homme d’hier. Il n’est plus à la hauteur de son époque. Les événements survenus au cours des dernières années n’ont pas ébranlé ses croyances. Ce dont a réellement besoin l'UE, et à vrai dire l'Europe tout entière, l'essence même de l'Europe, c’est la diversité. En mars dernier, l’UE avait elle-même présenté des modèles flexibles qui répondraient mieux à cette réalité.»
Doter la zone euro d'un nouveau cadre
Juncker a négligé la zone euro, souligne l’économiste Alberto Quadrio Curzio dans Il Sole 24 Ore :
«On cherche en vain dans son discours des propositions de consolidation de la zone euro, qui ne devrait pas reposer principalement sur l’axe franco-allemand. ... Si la zone euro est forte, elle le doit uniquement à la devise communautaire (dont la responsabilité incombe au président de la BCE, Mario Draghi). Il faudrait au moins la flanquer d’une institution financière : un nouveau mécanisme de stabilité européen (MES). Le rayon d’action du MES devrait être étendu à l’économie réelle, à la défense commune et aux activités extra-communautaires.»
Elargir la zone euro : du pain bénit pour l'extrême droite
Le ciment de l'Europe ne devrait pas être une monnaie commune, fait valoir Spiegel Online :
«La devise enchaîne l'un à l'autre un poids plume économique comme la Grèce à un poids lourd comme l'Allemagne. Ces dernières années, cela n'a fait le bonheur de personne. … L'euro prive les pays d'Europe du Sud de la possibilité d'améliorer leur compétitivité par des dévaluations plutôt que par le biais de l'austérité. … En s'accrochant à ce plan, Juncker nourrit deux types de réticences envers l'UE : premièrement, la grande priorité de l'Union est la défense des intérêts économiques. Deuxièmement, la réponse de Bruxelles aux crises est toujours la même : davantage d'intégration, coûte que coûte. Cette image d'une UE surpuissante et rétive à apprendre de ses erreurs souffle dans les voiles des populistes de droite.»
Avec 27 capitaines, le navire ne peut pas avancer
Juncker devant faire plaisir à tout le monde, ses projets d'avenir pour l'UE ont peu de chance de se concrétiser, fait remarquer Neue Zürcher Zeitung :
«La volonté de préserver l'unité des 27 Etats membres accule Juncker à un numéro d'équilibriste. Il plaide la cause du libre-échange, mais répond aussi aux forces protectionnistes, notamment en régulant la mobilité des travailleurs et par des propositions visant à se prémunir contre les investissements directs étrangers. ... Ce genre de pirouettes ne camouflent que mal les différences entre les 27 Etats membres en termes d'intérêts économiques, d'objectifs politiques et - enfin et surtout - de valeurs. Les projets de Juncker ne manqueront pas de susciter la résistance. Le navire européen n'est plus dangereusement menacé de chavirer, comme c'était le cas l'an dernier. Mais tant que 27 capitaines tireront dans des directions différentes, la progression sera difficile.»
L'UE des élites et des bureaucrates
Le discours du président de la Commission n'a surpris personne, assène Primorske novice :
«Il s'est fait le porte-parole des plus grands groupes politiques, des plus grands Etats membres, de l'élite économique et des bureaucrates de Bruxelles. ... L'UE prendra aux Etats-nations un peu plus de leur souveraineté. Elle reposera bien sûr sur la liberté, l'égalité des chances et l'Etat de droit. Mais pour convaincre les Européens que l'UE est plus qu'un marché unique et une monnaie commune, il ne suffira pas de projeter différents scénarios et de laisser agir la propagande des médias. Un facteur indispensable, c'est le rôle de modèle que doivent jouer les hauts représentants européens. Pour convaincre les Européens que les valeurs communes sont un autre enjeu essentiel.»
L'Europe reprend du poil de la bête
Pravda salue le discours de Juncker :
«Du début à la fin, il a parlé des nouvelles opportunités qui s'ouvraient à l'Union post-Brexit et qu'il fallait exploiter. Au sommet de Sibiu en Roumanie en mars 2019, l'UE devrait s'être renforcée et avoir poursuivi son intégration. Si l'on veut compenser les disparités au sein de l'UE et remédier aux injustices, il faut davantage d'Europe, et non moins d'Europe. Un ministre européen des Finances par exemple pourrait être annonciateur d'une union fiscale qui permettrait de résoudre de manière plus élégante et plus juste les catastrophes comme celle de la Grèce. ... A Strasbourg, le chef de la Commission était en forme. Mieux encore, l'UE est en forme, prête à aller de l'avant. Enfin.»
Des raisons d'être optimiste
La confiance de Juncker dans l'avenir de l'UE est corroborée par les chiffres et les faits, explique The Irish Times :
«L'UE entame la cinquième année d'une reprise économique qui a fini par atteindre tous les Etats membres - dans une mesure variable. Sa croissance a dépassé celle des Etats-Unis et le taux de chômage n'a jamais été aussi bas depuis neuf ans. ... L'Union a su se tirer de la crise des réfugiés et de la crise de la zone euro, et ses institutions en sont sorties intactes. La vague du populisme de droite est elle aussi sur le déclin. Le Brexit privera l'UE de la puissance économique britannique et de son influence diplomatique. Mais ce membre sur le départ s'est toujours tenu en retrait du centre qui aspirait à l'intégration. Après le Brexit, l'Union sera donc plus cohérente.»
Une ambition enfin retrouvée
Comme Macron et Merkel ces dernières semaines, Juncker vient d'indiquer de nouvelles voies pour la coopération européenne, se réjouit La Croix :
«Il a proposé de dynamiser l'économie, de renforcer le social, de rendre l'Eurogroupe plus efficace et de protéger les secteurs stratégiques. Ce catalogue manque, à l'évidence, d'audace créative. Il marque, pourtant, une réelle volonté d'avancer. Les Européens les plus convaincus seront peut-être déçus. Mais ils devraient, en bonne logique, commencer à se réjouir. En se souvenant qu'il y a moins d'un an, toutes ces ambitions auraient semblé bien illusoires.»
Hausser le ton avec les PECO
Le président de la Commission ne peut se contenter d'esquisser une jolie vision de l'UE ; il doit aussi recadrer les Etats membres récalcitrants d'Europe de l'Est, préconise Delo :
«Dans son dernier discours 'fort' sur l'état de l'Union, Juncker n'entend pas seulement fixer les objectifs immédiats de l'UE, mais aussi évoquer le contenu de son legs politique. ... Sa mission ne pourra être menée à bien si Bruxelles se contente de dire à la Hongrie, à la Pologne et aux autres pays qui les imitent que leurs agissements sont inacceptables ; ces pays doivent aussi être sanctionnés. Une solidarité qui ne reposerait que sur des verdicts juridiques n'a aucune valeur. L'appréciation du mandat de Juncker dépendra de ce qu'il aura réussi à entreprendre au cours des prochains mois.»
Quand les politiques jouent avec le feu
Dans sa chronique pour De Standaard, le politologue Hendrik Vos appelle à se garder de plans trop téméraires pour l'UE, soulignant l'antécédent dissuasif du Brexit :
«Entre une idée géniale et une idée délirante, la frontière est ténue. Les Britanniques en savent quelque chose. Ils se sont laissés embobiner par des types qui leur ont fait miroiter une chimère. ... Une chimère qui finira en véritable fiasco, comme on le voit clairement aujourd'hui. ... Si les Britanniques, réputés pour leur flegme, ont pu être si nombreux à courir à leur perte, pourquoi cela ne se produit-il pas ailleurs également, et plus souvent de surcroît ? Parce qu'il existe des 'tampons', qui s'interposent normalement entre un plan délirant et sa potentielle mise en œuvre. L'appareil étatique intervient - normalement - avant que les politiques ne s'embarquent dans des entreprises intrépides ; il exerce un effet modérateur et stabilisateur.»