Affaire Skripal : Moscou botte en touche
Il y a une semaine, la police britannique rendait publics les noms et les photos de deux individus suspectés d'être à l'origine de l'attentat au gaz neurotoxique contre l'ex-agent double Sergueï Skripal. Dans le cadre d'un forum en Russie, Vladimir Poutine a indiqué que les deux suspects étaient "des civils", n'avaient "rien fait de criminel" et qu'il espérait "qu'ils apparaîtraient eux-mêmes au grand jour pour dire qui ils sont". Pour les médias d'opposition russes, cette réaction ne fait que corroborer les soupçons.
Une défense inventée ne s'improvise pas
Dans Ekho Moskvy, Anton Orekh trouve suspecte la lenteur de la réponse russe :
«Petrov [un des suspects ayant fait savoir qu'il prendrait position] parlera et les médias lui donneront raison. Ce sera alors le pompon : on pourra affirmer que l'empoisonnement était une provocation venant de la Grande-Bretagne pour faire capoter le Mondial de football, empêcher l'élection de Poutine ou du [maire de Moscou Sergueï] Sobianine ou encore percer un trou dans la station spatiale ISS sans que personne ne s'en aperçoive. Or Petrov n'a pas pris la parole tout de suite, il faut encore un peu de temps pour se préparer, bref : il temporise. Selon moi, quand on n'a rien à se reprocher, on n'a pas besoin de se préparer. Il suffit de faire face et de dire comment les choses se sont déroulées. Mais bien sûr, quand on a les mains sales, il faut du temps pour préparer son coup. »
Poutine classe l'affaire
Pour Vedomosti, les déclarations de Moscou sont un écran de fumée :
«La réponse du président exclut de facto tout débat sur la piste qui met en cause la Russie. ... Jusqu'à présent, toutes les déclarations d'officiels russes étaient identiques : ils ignoraient tout de l'affaire Skripal. ... Après les paroles de Poutine, aucune personnalité influente n'osera plus aborder le sujet. S'agissant des intérêts des citoyens lambda, à en croire Poutine, Petrov et Bochirov pourront eux-mêmes tout leur raconter. S'ils le souhaitent, car ce sont des citoyens libres, et surtout des civils.»
Le Kremlin a commandité l'empoisonnement
Pour Andreï Plakhonine, chroniqueur à Den, il n'y a aucun doute sur l'instigateur de l'attentat de Sergueï Skripal et de sa fille :
«Le droit de veto au sein du Conseil de sécurité onusien, tout comme le parapluie nucléaire garantissent au Kremlin une impunité totale. ... D'autres crimes suivront ... Il est inutile de se focaliser sur les deux exécutants concrets des faits. En revanche, il faut rechercher ceux qui ont commandité ce meurtre ; ceux qui ont craint jusqu'au bout que leurs noms soient directement cités dans le réquisitoire lu par Theresa May mercredi à la tribune du Parlement britannique. ... Nous ne connaîtrons peut-être jamais les véritables noms des tueurs représentés sur les photos publiées mercredi. Mais depuis le premier jour, nous connaissons tous, sans exception, le nom du donneur d'ordre.»
Pas de crédulité aveugle
Le quotidien de gauche Právo ne se dit pas entièrement convaincu des récentes accusations que Londres formule à l'encontre de Moscou :
«Des preuves suffisantes ont une autre tête. Et pourtant, celles qui viennent d'être présentées sont bien plus concrètes que les précédentes. Mais surtout, elles donnent une version des faits qui semble plus réaliste. Il n'en reste pas moins que des enregistrements vidéo de caméras ne suffisent pas. On peut les manipuler et les falsifier. ... Les Britanniques pointent la culpabilité de la Russie, ou du président Poutine, pour être plus précis. Mais à ce jour, un élément fondamental fait défaut : un mobile compréhensible et convaincant de l'attentat sur l'ex-agent et sa fille.»
On aimerait en savoir plus sur les deux 'innocents voyageurs'
Il serait opportun que la Russie ouvre une enquête sur les deux suspects, suggère non sans sarcasme le journaliste Andreï Malguine dans un post Facebook relayé par newsru.com :
«Les pièces à conviction ne sont-elles pas suffisantes pour que les autorités russes retrouvent et interrogent ces personnes sans plus tarder ? Vous êtes hors de tout soupçon, alors vous n'avez rien à craindre ! ... Mais non, bien sûr, vous n'en faites rien mais marmonnez dans votre barbe un charabia confus de 'preuves manquantes' et de 'conspiration anti-russe'. ... Parlez-nous plutôt de ces personnes qui ont atterri à l'aéroport de Moscou Chérémétiévo sur ce fameux vol et munis de passeports (portant d'ailleurs des numéros consécutifs et délivrés tous deux le même jour). ... Les membres des services secrets qui se promènent dans les manifestations de protestation l'air ingénu ressemblent comme deux gouttes d'eau à ces deux individus. Ils croient se fondre dans la masse, mais ils se voient comme le nez au milieu de la figure.»
Des faits irréfragables
La longue enquête pénale a fini par porter ses fruits, commente Süddeutsche Zeitung :
«Les preuves sont suffisantes pour ouvrir un procès qui ait de bonnes chances d'aboutir. Mais il faut croire qu'il n'y aura jamais de procès. La Russie n'ayant pas intérêt à une condamnation, il n'y aura pas d'extradition. Les deux communiqués froidement servis par le résultat de l'enquête en sont d'autant plus importants. Premièrement, c'en est fini des faux-fuyants et des duperies ; la Russie ne saurait persister à nier son implication dans l'empoisonnement. L'image de mafioso colle à la peau de Poutine comme un satané sparadrap. Deuxièmement, nul ne devrait sous-estimer la force de l'Etat de droit. Lorsqu'un enquêteur indépendant expose en toute transparence une chaîne d'évènements, comme cela a été le cas dans l'affaire Skripal, la ligne de défense politique s'écroule, sans teneur face aux faits.»
Une proie facile pour les assassins du Kremlin
La Grande-Bretagne doit mieux se protéger contre les activités des services secrets russes sur son propre territoire, exige The Daily Telegraph :
«De toute évidence, la Russie a profité de la relative porosité de nos frontières et de notre système de visas et de l'ouverture de notre économie pour attaquer nos citoyens et renforcer son pouvoir. Nous devrions examiner avec soin l'opportunité de restreindre ces droits et ces privilèges. Indéniablement, les tueurs n'ont pas été identifiés lors de leur entrée sur le territoire. Quels sont les dispositifs existants, ou ceux qui pourraient être mis en place, pour empêcher que des faits similaires ne se reproduisent ? En faisons-nous assez contre les campagnes de désinformation du Kremlin ? »
La voie royale pour siéger à la Douma
Dans Ekho Moskvy, Anton Orekh estime qu'il est tout à fait vraisemblable que les deux agents russes suspects, Alexander Petrov et Rouslan Bochirov, aient devant eux une brillante carrière de députés à la Douma, à l'instar d'Andreï Lougovoï, accusé par Londres d'être l'auteur de l'attentat au polonium contre l'ex-agent Alexander Litvinenko, en 2006 :
«Le revirement que connaît l'affaire Skripal est une aubaine pour notre propagande. Il faut un peu varier les plaisirs, nous avions tiré notre dernière cartouche. Petrov et Bochirov finiront par être connus de toute mère au foyer en Russie, et n'oublions pas qu'il y a bientôt des élections à la Douma. Je suis persuadé que dans le parti [d'extrême droite] de Vladimir Jirinovski, on trouvera sans peine deux places libres et avec Lougovoï, ils nous feront une véritable troïka. ... A cette différence près que contrairement à Lougovoï, membre de la commission de sécurité, ils seront rattachés à la commission de santé.»