Macron ou AKK : de quelle Europe voulons-nous ?
Deux visions de l'Europe s'affrontent : après la 'renaissance européenne' exposée par Macron dans une tribune publiée début mars, celle qui succédera peut-être à Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer (AKK), présente à son tour ses idées pour l'UE. Les journalistes se demandent si ses positions peuvent faire avancer le projet européen.
Un changement de cap
Le manifeste d'AKK marque le coup d'arrêt de la politique européenne actuelle, explique le politologue Ulrich Speck dans Neue Zürcher Zeitung :
«Il s'agit de s'affirmer dans un monde soumis à des bouleversements profonds, dans lequel l'Europe ne sera plus protégée des tempêtes par son 'bienveillant hégémon américain' et sera susceptible de se soucier de prospérité économique et sociale. ... Avec son manifeste, AKK s'engage sur la voie d'un changement de paradigme en politique européenne. Elle tire les conséquences d'une situation géopolitique en proie à des mutations radicales. Si l'Europe entend préserver son ordre libéral face à la déferlante nationaliste et face à la nouvelle concurrence des grandes puissances, alors elle ne peut se contenter de se replier sur elle-même et de s'atteler à perfectionner ses institutions, elle doit surtout s'attacher à se réinventer géopolitiquement.»
L'Allemagne doit sortir de sa zone de confort
La feuille de route d'AKK est bien timorée, critique pour sa part l'ex-ministre allemand des Affaires étrangères Sigmar Gabriel dans Le Monde :
«La raison d'une telle situation n'a pas à être trouvée dans une supposée vanité du président Macron, mais dans la nouvelle absence de volonté – ou dans l'incompétence – du personnel politique allemand. L'Allemagne ne montre ici ni volonté de soutien ni capacité d'initiative. … La France, sur le strict plan national, se montre fébrile et en proie à un sentiment d'insécurité. Son leadership politique est donc en quête de fondements solides, qu'il trouve dans l'idée d'une Europe plus forte. En Allemagne, c'est l'inverse : le pays montre une certaine sérénité, du moins de surface, même s'il semble que l'agitation commence à régner sous cette surface. … Il serait bon que l'Allemagne sorte à temps de sa zone de confort, avant que les tempêtes nous frappent sans que nous ayons pu nous y préparer. C'est avec la France, de concert avec elle, que nous pourrons faire que l'Europe résiste aux intempéries.»
Le projet d'AKK est un cadeau pour Le Pen
La position d'AKK sur l'Europe découle d'une funeste tradition, déplore To Ethnos :
«Il s'agit d'un véritable déni des réalités, et ce alors que les signaux d'alerte se sont multipliés ces dernières années, en Italie et en France par exemple. ... La vision restrictive et minimaliste de l'Allemagne sur l'intégration européenne, telle qu'elle a été façonnée entre 2008 et 2010, n'a été ébranlée ni par le référendum sur le Brexit, ni par la défaite de Renzi au référendum italien de la même année. Aujourd'hui, la successeure de Merkel rejette la proposition de Macron alors qu'elle sait très bien que celui qui profitera des turpitudes rencontrées par le président sur la scène nationale et européenne n'est autre que le RN de Le Pen.»
Une peur panique de l'intégration européenne
L'Europe n'est pas la priorité d'AKK, estime Spiegel Online :
«Si le Français veut une intensification de l'Union, c'est à peine si l'Allemande peut prononcer le mot Europe sans aussitôt rajouter que sans Etats-nations, rien ne va. Macron veut mettre sur pied une intégration européenne dans les faits. Kramp-Karrenbauer semble aspirer à un retour en arrière : une coopération avant tout économique, avec une sécurisation stricte et commune des frontières. ... Cette approche qui se cantonne aux intérêts économiques et de sécurité ne crée pas une identité européenne, elle vise uniquement surtout une coopération égoïste entre Etats nations. Si Kramp-Karrenbauer cherche à formuler une idée de l'Europe, elle ne le fait qu'à contrecœur. Au fond, elle n'a pas d'idée pour l'Europe.»
Ce qu'il faut de scepticisme
Financial Times en revanche salue la vision d'avenir de la chef de file de la CDU, que le quotidien estime être une contribution importante au débat :
«L'intervention d'Annegret Kramp-Karrenbauer ne suggère pas que le nouveau leadership de la CDU marchera dans les pas de la génération précédente. Ses formulations reflètent l'ambiance et l'ambivalence qui règnent au sein du parti chrétien-démocrate : s'il reste fidèle à l'Europe, il est sceptique quant à une poursuite de l'intégration. Car Annegret Kramp-Karrenbauer parle en tant que présidente du parti et non en tant que dirigeante allemande. Il n'en reste pas moins qu'elle incarne une vision légitime et conservatrice de l'avenir de l'Europe, qui contraste avec les idées plus radicales de Macron. Elle aussi rend un service à l'Europe. »
Vents contraires pour Macron
Heureusement, AKK ne verse pas dans le schéma macronien des "gentils contre les méchants", se félicite Jyllands-Posten :
«Kramp-Karrenbauer est d'une clarté exemplaire dans sa réponse à Macron, à celui qui se tourne vers tous les citoyens européens, les appelant à s'unir pour l'Europe. Pour l'Elysée, ces européennes sont une décision charnière pour ou contre l'Europe. ... 'Pour ou contre l'Europe' : un débat simpliste que l'on ne connaît que trop au Danemark. Il n'a rien apporté de bon. ... On a d'abord laissé les adversaires [europhobes] circonscrire le thème du débat. Ensuite, pendant des années, les européistes ont dû défendre des choses [dont ils n'étaient eux-mêmes pas convaincus]. Les nuances n'avaient pas droit de cité dans ce débat. Il a donc fallu des générations avant que les Danois ne commencent à mener un débat sérieux sur ce que devaient être le sens et l'objectif de l'UE.»
Personne à la barre
De Tijd s'inquiète de la désunion franco-allemande :
«Deux mois avant les européennes, le tandem franco-allemand ne fonctionne plus. ... L'amère vérité, c'est que la scène européenne sera étonnamment vide lorsque s'achèvera le vaudeville du Brexit. La scène grouille de protagonistes, mais il n'y a personne pour jouer le rôle principal. Dans la lutte contre l'euroscepticisme, chacun se dit européen, mais sur l'avenir de l'Europe point de consensus. Pour le moment, les Etats-Unis, la Chine et la Russie gardent l'initiative au plan géopolitique, ce dont ni la France ni l'Allemagne ne se réjouissent. Et pourtant, le tandem ne fonctionne plus...»
Deux visions divergentes
La réaction d'AKK met en lumière le fossé grandissant entre les deux pays voisins, estime le rédacteur en chef de Contrepoints, Ludovic Delory :
«Annegret Kramp-Karrenbauer rejette les idées portées par Emmanuel Macron 'au nom de l'esprit de progrès' : celles d'un salaire minimum européen et de la mutualisation des dettes des pays membres. … A deux mois et demi des élections européennes, la France et l'Allemagne semblent avancer dans des directions différentes. Ce Nein aux principales propositions d'Emmanuel Macron permettra au moins aux électeurs de confronter deux visions divergentes de l'Europe : celle portée par un pays centralisé, en proie à des violences et des contestations récurrentes depuis plusieurs mois ; et celle d'un pays plus ouvert, porté par un désir inaliénable de souveraineté au sein d'une Europe toujours plus tentaculaire et contestée par ses peuples.»
Enfin quelqu'un qui dit oui à l'Europe
Le quotidien Die Welt se montre convaincu par la réponse de Kramp-Karrenbauer :
«Faire ce qui est possible, mais le faire avec conviction : la formule pourrait résumer la philosophie de Kramp-Karrenbauer. Il faut en partie y voir l'enthousiasme de la première heure. A ses débuts, Angela Merkel aussi avait des idées ambitieuses. Par la force des choses, on devient parfois plus modeste. Mais Annegret Kramp-Karrenbauer est enfin quelqu'un qui veut ce qui semble être impossible - faire évoluer l'UE au lieu de se complaire dans les jérémiades, qui ont entre autres été à l'origine du Brexit. Tant mieux ! ... Ce n'est pas la vocation de l'histoire européenne que de mesurer les types de fromage à l'aune de la compétitivité. L'UE a besoin de coopérer en matière de protection du climat, de droit d'asile, de défense et de numérique pour pouvoir dialoguer d'égal à égal avec la Chine, l'Inde et les Etats-Unis.»
L'Europe avait rarement été aussi acéphale
Personne en Europe n'est en mesure de diriger l'UE, analyse Die Presse :
«Kramp-Karrenbauer ? Elle est encore en train d'apprendre et de jauger son rôle. Angela Merkel ? Elle n'a plus suffisamment de soutien dans ses propres rangs, et encore moins dans les autres capitales. Emmanuel Macron ? En difficulté sur le plan intérieur, il essaie de faire diversion en lançant des initiatives européennes. Jean-Claude Juncker ? Il prépare son départ à la retraite. Les conservateurs européens ? Ils s'interrogent sur leur sort présent et à venir avec la nouvelle vieille droite incarnée par Viktor Orbán en Hongrie. Les sociaux-démocrates ? Ils s'accrochent au bastingage avant le choc ultime. Les autres forces constructrices d'hier ? Elles s'exaspèrent de l'imminence du Brexit et/ou redoutent la confrontation économique avec Donald Trump. En d'autres termes, l'UE n'avait rarement autant été dépourvue de leadership.»