Libération du journaliste Ivan Golounov : faux espoir en Russie ?
Après la libération surprise du journaliste d'investigation Ivan Golounov, célébrée dans un premier temps comme une victoire pour la société civile russe, les forces de l'ordre ont sévèrement réprimé une manifestation organisée mercredi à Moscou contre les agissements arbitraires de la police. Des centaines de personnes ont été interpellées. La presse se demande comment interpréter la 'jurisprudence' Golounov.
L'appareil sécuritaire russe n'est plus intouchable
La libération de Golounov est une lueur d'espoir, analyse le portail BBC News :
«Maintenant que Golounov est un homme libre, nombreux sont les observateurs à se demander combien de personnes croupissent dans des geôles russes, sous le coup d'accusations de trafic de drogue créées de toute pièce, et pour lesquelles personne ne lève le petit doigt. La police se retrouve subitement sous la désagréable lumière des projecteurs. Les choses ne changeront vraisemblablement pas du jour au lendemain, comme l'a confirmé l'arrestation, mercredi, de plus de 200 personnes qui participaient à une manifestation en soutien à Golounov. Cette affaire n'en laisse pas moins espérer qu'en Russie, les forces de l'ordre se sentent moins intouchables qu'elles ne pensaient l'être auparavant.»
Le régime s'est hâté de resserrer les boulons
La violente répression des pro-Golounov montre que la remise en liberté du journaliste ne peut être interprétée comme le signe d'un virage libéral du régime russe, estime pour sa part Ekho Moskvy :
«Tout le monde s'accordait subitement à dire que la société civile avait su exercer une pression sur l'Etat et que c'est la raison pour laquelle on relâchait un homme complètement innocent. Que si le pouvoir prenait une telle décision, c'est parce qu'il aurait été embarrassant que quelqu'un demande à Poutine lors du 'Fil direct' [un dialogue annuel entre le président et les citoyens, retransmis en direct, et prévu cette année pour le 20 juin] : 'Pourquoi ce journaliste est-il en prison ?'. ... Or voilà que l'on écrit maintenant sur Internet : 'L'Etat a montré qui était maître à bord' ou encore 'Par une action ferme, l'Etat cherche à restaurer sa réputation', etc. La seule vérité, c'est que personne, au sein de l'appareil étatique, n'a mené de réflexion d'aucune sorte sur la stupidité de ses agissements. ... Faut-il s'en émouvoir ? Non, cela n'est absolument pas nouveau.»
Les gros poissons passent à travers les mailles
La libération de Golounov ne changera rien, croit savoir également De Volkskrant :
«Les médias indépendants rapportent depuis des années déjà l'aggravation de la corruption observée sous Poutine. Différents 'partenaires de judo' de Poutine, à Saint-Pétersbourg, sont devenus milliardaires arrosés par une pluie miraculeuse de contrats publics lucratifs. Le leader d'opposition et fer de lance de la lutte anticorruption Alexeï Navalny a révélé l'existence de plusieurs villas de luxe appartenant au Premier ministre Dmitri Medvedev. ... Résultat ? YouTube et Instagram ont été priés de supprimer les vidéos postées par Navalny. La police et la justice sont gangrenées par des fonctionnaires corrompus. ... On décide parfois, ici et là, de sacrifier du menu fretin, mais les gros poissons restent intouchables. Il y a certes des médias indépendants, mais pour que la Russie s'assainisse vraiment, il faudra que ces révélations aboutissent à des sanctions concrètes.»
Le pouvoir du régime a ses limites
Dagens Nyheter s'étonne de cette libération inopinée :
«Battre en retraite n'est pas vraiment le genre du régime poutinien ou du système judiciaire contrôlé par le Kremlin. Presque 100 pour cent des prévenus sont condamnés, un pourcentage proche de celui de l'époque stalinienne. Et pourtant, l'enquête préliminaire contre Golounov a été subitement suspendue mardi. ... L'affaire montre que le pouvoir a ses limites en Russie et qu'il y a des Russes qui osent braver les restrictions de la liberté d'expression.»
Golounov invite à l'empathie
Alexander Baounov, du think-tank Carnegie Moscow Center, explique dans Kommersant pourquoi tant de gens peuvent se mettre à la place d'Ivan Golounov :
«Ce n'est pas un pourfendeur du régime de Poutine. Il intervient à un niveau différent, bien plus concret [que d'autres critiques]. Il combat très objectivement le mal, qui existerait probablement aussi dans un autre régime politique. ... C'est précisément pour cette raison que l'on pouvait prendre sa défense sans devoir se ranger dans un des camps, pour ou contre Poutine. Son travail ne plaisait pas uniquement aux détracteurs de Poutine. Car il ne cherchait pas à renverser le régime, mais à améliorer la Russie. ... Et en dehors du milieu médiatique, Ivan était quasiment inconnu. ... Ce n'est pas une célébrité. C'est pourquoi tant de gens pouvaient facilement se glisser dans sa peau.»
Ces unes qui ont fait mal au Kremlin
Novaïa Gazeta croit que les médias ont fait pencher la balance du côté de Golounov :
«La politique concertée menée par les trois journaux économiques Vedomosti, Kommersant et RBK, lesquels ont tous trois fait leur une sur un plaidoyer en faveur de Golounov, a joué un rôle clé. Le coup a été assené avec une force impressionnante : l'opération des journaux coïncidait avec la clôture du Forum économique de Saint-Pétersbourg. A leur retour dans la capitale, les patrons russes voulaient y lire leurs succès dans le développement de l'économie. A la place, il leur a été donné à lire que le système juridique et social qu'ils ont mis en place à l'ère de la stabilisation russe se résumait à des privations de droits pour les uns et à l'impunité pour les autres. A en juger par ce qui est advenu le lendemain, la vague déclenchée par la presse a fini par inquiéter au sommet - où l'on a donné l'ordre de passer l'éponge.»
Une volonté de faire taire à jamais le reporter
Vedomosti détaille les menaces auxquelles sont exposés les journalistes en Russie :
«Dans le cas de Golounov, le désir de faire taire un journaliste d'investigation conduit à une défiance envers l'ensemble du système judiciaire et représente également un coup porté à la presse indépendante, qui a déjà perdu la moitié de ses fonctions vitales. Il s'avère moins risqué pour un journaliste de ne pas répondre au concept d''intérêts d'Etat', que de mettre à mal un fonctionnaire ou un homme d'affaires. Si, dans le premier cas, la menace ne réside que dans la perte de son poste ou de sa profession, dans le deuxième, on peut se voir inculper à tort pour trafic de drogue, ce qui est une menace mortelle.»
Peur de son propre peuple
Le gouvernement russe ne recule devant rien pour régner en maître sur l'opinion , déplore Kaleva :
«Les mesures des dirigeants russes à l'encontre des médias libres suivent une logique implacable. Selon une enquête publiée la semaine dernière par l'institut de sondage indépendant Levada, les Russes n'ont jamais été aussi disposés à descendre dans la rue pour manifester contre l'injustice. ... Avec cette volonté de restreindre la liberté d'expression, les dirigeants montrent qu'ils redoutent ceux qu'ils gouvernent. C'est pourquoi ils tiennent à abreuver le peuple de nouvelles qui ne les remettent pas en cause. Toute information divergente représente un danger croissant pour ceux qui sont au pouvoir.»
La patience a des limites
Les manifestations contre l'arrestation du journaliste pourraient prendre de l'ampleur, observe El País :
«La sonnette d'alarme est tirée au sein des médias et les journalistes russes descendent dans la rue pour défendre leur peau et celle de leurs collègues. ... Car ils en sont conscients : s'ils ne font rien pour enrayer une enquête judiciaire manipulée ou irrégulière aujourd'hui, ils connaîtront bientôt le même sort. C'est dans ce contexte qu'on observe une convergence de la solidarité et du sens de la justice. En apportant leur soutien à Golounov, les institutions internationales montrent que ce n'est pas un cas à part. C'est la goutte d'eau qui aura fait déborder le vase. Le système s'évertue à bâillonner, humilier, déstabiliser les journalistes, qui voient leur chemin constamment jonché d'embûches. Leur patience est à bout.»