France : à qui profitent les émeutes ?
Le calme semble revenir après les émeutes, mais la mort du jeune Nahel M. lors d'un contrôle de police et le mouvement de protestation - parfois violent - qu'elle a déclenché continuent de faire couler de l'encre. Lors d'une rencontre avec 220 maires dont les communes ont été touchées par les violences, le président Emmanuel Macron a annoncé une loi d'urgence pour une reconstruction rapide des infrastructures ainsi que des mesures qui se veulent durables. Les éditorialistes se penchent sur la récupération que l'extrême droite tente de faire de cette crise.
Une crise qui desservira les migrants
Karar désigne clairement les gagnants et les perdants des émeutes :
«Les premiers bénéficiaires de cette crise sont les partis d'extrême droite et anti-immigration, en France et ailleurs dans le monde, y compris en Turquie. Les perdants seront les minorités ethniques et religieuses issues des anciennes colonies et qui vivent dans les banlieues des villes françaises. Viennent s'y ajouter les migrants, les réfugiés de demain, qui tentent de traverser la Méditerranée sur des embarcations de fortune, ces fugitifs dits 'irréguliers'. Frontex va probablement fermer les yeux sur les noyades qui se multiplient, et les catastrophes humanitaires vont redoubler.»
Dire non à la violence et à la radicalité
La situation française impose de faire appel aux valeurs européennes, estime El Mundo :
«Tout cela se produit dans un pays morcelé politiquement. Emmanuel Macron ne peut s'appuyer sur l'assise d'un parti traditionnel. La crise profite également à Marine Le Pen, sa principale rivale, tandis que de l'autre côté du spectre politique, Jean-Luc Mélenchon attise la lutte des classes. En Espagne, [le parti d'extrême droite] Vox tente de tirer parti des événements français, en ravivant un discours critique de l'immigration qui confine à la diabolisation. Face a ces tentatives populistes qui avancent des réponses simples face à des problèmes complexes, il faut renforcer des valeurs européennes, notamment la coexistence pacifique et le respect. Il s'agit aussi des valeurs de la République française, actuellement malmenées par des violences injustifiées.»
Un succès de Le Pen serait contraire aux intérêts polonais
Certains politiques polonais semblent se réjouir des problèmes d'intégration de la France, ce que réprouve l'historien et chroniqueur Jarosław Kuisz, sur le portail Interia :
«Riadh Senpai, un influenceur issu des banlieues, a fait le commentaire le plus lucide sur les émeutes. ... Il a prévenu que les affrontements pourraient être exploités politiquement contre les habitants des banlieues. En clair, cela veut dire que Marine Le Pen pourrait l'emporter aux élections. ... Je ne sais pas de quoi nos politiques peuvent bien se réjouir. Car cet influenceur a raison. ... Si Le Pen arrivait au pouvoir, ce qui est tout à fait plausible, on se rappellera assez vite que l'argent russe avait alimenté les comptes de son parti, et qu'elle avait reconnu 'fortuitement' la revendication du Kremlin sur la Crimée.»
L'occasion de rebondir pour Macron
L'Opinion juge que le président Macron s'en est très bien sorti, contrairement, selon lui, à une partie de l'opposition :
«[C]ette séquence paroxystique a fait glisser le pays un peu plus à droite encore. Et s'il est clair que Marine Le Pen en bénéficie, la gauche, sous la férule de la NUPES, a en revanche réussi la contre-performance absolue, faite de divisions et d'ambiguïtés avec les émeutiers. A l'inverse, la maîtrise avec laquelle Emmanuel Macron a géré la crise, avec son ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, pourra lui permettre de rebondir.»
Difficile d'endiguer la violence
L'exécutif français est dans l'impasse, juge Český rozhlas :
«Ne sachant pas comment mettre fin aux violences et par crainte de nouveaux dégâts, les autorités suspendent les transports en commun ou décrètent des couvre-feux nocturnes. L'efficacité d'une approche purement sécuritaire s'avère limitée, car beaucoup de frustration s'est accumulée au sein de l'opinion ces dernières années, difficiles au plan économique. La voie politique n'est pas simple non plus. Le président Macron ne se voit pas seulement reprocher les impairs de ses prédécesseurs, il est lui aussi devenu hautement impopulaire, pour avoir notamment imposé la réforme des retraites en dépit d'un vaste mouvement de contestation.»
Ecouter la voix de la raison
La grand-mère de Nahel donne le bon exemple, fait valoir Válasz Online :
«Que faut-il faire pour empêcher que les problèmes empirent ? Il paraît évident qu'à court terme, il faudra davantage écouter les voix raisonnables, comme celle de la grand-mère de l'adolescent abattu lors du contrôle de police. La vieille dame endeuillée a appelé les contestataires à ne pas se servir de la mort de Nahel comme prétexte pour attaquer les forces de l'ordre, les écoles et les moyens de transport. Et si la grand-mère a fait part d'une colère compréhensible à l'endroit du policier arrêté, elle dit avoir confiance dans la justice, et dans le fait que celle-ci sanctionne aussi ceux qui commettent des délits aujourd'hui.»
Faire preuve d'empathie
Ces affrontements montrent qu'un jeune de banlieue n'a pas beaucoup de valeur aux yeux de l'Etat, écrit Aftonbladet :
«Ce que les manifestants veulent entendre, c'est que la vie de Nahel - un habitant des banlieues - a autant de valeur que celle d'un maire, d'un pompier ou d'un policier, car tel est le cas. La mort de Nahel n'est pas une exception. 13 autres personnes ont connu le même sort l'année dernière, et la majorité d'entre elles n'était pas blanches. Elles n'ont pas eu droit à la devise 'Liberté, Egalité, Fraternité'. A la place, elles ont dû faire face à la police. Et à un président qui prétend défendre la liberté, l'égalité la fraternité.»
Enrayer la spirale du clivage
Les divisions sont plus profondes que beaucoup ne veulent l'admettre, analyse Berlingske :
«Une partie de la population française refuse d'appartenir à la République tandis que d'autres rêvent d'en faire leur pays de résidence. ... On ne peut pas expliquer la violence uniquement par la pauvreté ou le racisme structurel, comme le fait l'extrême gauche française. Il serait également erroné de jeter le blâme sur les réseaux sociaux ou les jeux vidéo, comme s'y est employé le président Emmanuel Macron. Les Français doivent trouver un moyen d'enrayer la tendance à la division et au communautarisme qui n'a de cesse de s'amplifier depuis des dizaines d'années. Ce n'est pas seulement la République qui doit se réconcilier, c'est toute la nation française.»
S'inspirer du Royaume-Uni
Efimerida ton Syntakton évoque l'exemple britannique :
«La France a une mentalité colonisatrice vis-à-vis de l'immigration : elle réclame une forme de loyauté nationale aux immigrés d'origine africaine. Ce principe est aux antipodes du caractère cosmopolite du modèle britannique ; car s'il a pu y avoir des problèmes, il semblerait qu'au Royaume-Uni, les immigrés se soient bien plus facilement intégrés dans l'Etat et la société - il suffit de voir le nombre de députés britanniques issus de l'immigration. ... Dans l'intérêt général, il faut donc réduire le fossé entre citoyens et politiques, plutôt que de le creuser au profit de certains groupes ou certaines élites. Il faudra aussi y songer en Grèce.»
Les enseignements n'ont pas été tirés
Les émeutes de 2005 auraient dû amener la France à s'attaquer sérieusement au problème, fait observer Večernji list :
«Même si le pays a changé plusieurs fois de président et de gouvernement depuis. Même s'il a réussi à surmonter une grande crise économique et financière mondiale, puis la crise migratoire, sécuritaire et sanitaire européenne, il semble que la situation dans les banlieues des grandes villes françaises ait à peine évolué, voire pas du tout depuis une vingtaine d'années. ... La violence dans les banlieues témoigne de l'échec de la politique d'intégration et d'un racisme systématique au sein de la police, sur lequel aucun gouvernement français ne s'est sérieusement penché.»
Il ne s'agit pas là d'une exception
La police française doit être étroitement surveillée, analyse Dagens Nyheter :
«Plusieurs études démontrent qu'il existe une discrimination ethnique de la part de la police française. Cela fait longtemps que cette dernière est dans le collimateur de la communauté internationale, notamment pour ses accès de violence, comme dans le cadre des manifestations contre la réforme des retraites, mais aussi pour son profilage racial, son intolérance religieuse et ses agressions à l'encontre des immigrés. ... La France est naturellement tentée d'expliquer qu'il s'agissait là d'actes isolés commis par un seul policier. Mais elle aurait tort de réagir de la sorte. Car c'est sur l'ensemble du système et ses zones d'ombre qu'il convient de faire la lumière et un grand nettoyage.»
La France est 'daltonienne'
Le fait de ne pas autoriser les statistiques ethniques peut être interprété comme un acte de dissimulation des faits par l'Etat, fait valoir The Times :
«Dans une république qui se donne pour devise et mission 'l'égalité', il convient de ne jamais reconnaître officiellement de différences basées sur l'origine ethnique ou la couleur de peau. Les observateurs français ont même repris à leur compte une expression anglaise 'colour-blindness' (daltonisme) pour qualifier cette tendance. ... Plus important encore, les autorités françaises n'ont pas le droit de collecter de données ethniques. Alors que tout le monde sait pertinemment que les grandes écoles, à titre d'exemple, sont discriminatoires à l'égard des non-blancs. Mais il est interdit de collecter des données qui le prouveraient. ... Du point de vue des banlieues, ce 'daltonisme' n'est rien d'autre qu'une façon pour l'Etat de dissimuler les faits.»
Un corps de métier négligé
Kleine Zeitung énumère les nombreuses failles de la police française :
«Le fait que le métier de policier soit si peu attractif en France n'est pas le fruit du hasard. Des agents mal formés et mal équipés sont envoyés en mission avant qu'ils aient le temps de dire ouf : ils sont sept fois plus à appartenir à cette catégorie depuis les attentats de 2015. Les policiers sont mal payés et épuisés. Cela fait des années qu'un nombre effrayant de fonctionnaires de la police se suicide en France, phénomène dont on parle peu. Le président Emmanuel Macron a beau faire l'apologie d'une police forte, il a lui-même abandonné cette catégorie professionnelle à son triste sort.»
Un risque réel de contagion
Público voit un lien avec les émeutes qui ont suivi l'assassinat de George Floyd aux Etats-Unis :
«Il s'agit du même clivage politique et du même péché originel consistant à ne pas apporter de réponses sociales ou de politiques publiques aux problèmes concrets des membres les plus défavorisés de la société. Il y a un problème en France, qui risque fort de contaminer d'autres Etats européens. Tant que le pouvoir continuera de penser que le problème réside dans les milliers de voitures incendiées, les centaines d'arrestations et les réseaux sociaux, les jeunes qui manifestent ne désarmeront pas.»
Le spectre de George Floyd
Le sentiment d'être des citoyens de seconde zone est à l'origine de la plupart des émeutes de banlieue, explique Der Standard :
«C'était déjà le cas lors des émeutes 'historiques' de 2005, au cours desquelles deux élèves de collège de Clichy-sous-Bois avaient été tués en tentant d'échapper à la police. Mais ce qui est plus accablant aujourd'hui par rapport à 2005, c'est qu'on dispose d'une vidéo ne laissant guère de place au doute. L'émotion qu'elle déclenche dans les quartiers en France est aussi forte que celle causée par la vidéo montrant la mort de George Floyd. ... Et entre l'émotion enflammée et la révolte populaire, il n'y a souvent qu'un pas en France. Rappelons que les valeurs républicaines française sont le produit de la Révolution de 1789, elle aussi portée par la rue.»
Un manque d'organisation politique
Les mouvements de protestation issus des banlieues ont moins de chances d'être écoutés que les autres, analyse Le Temps :
«[Les mouvements de contestations sont] sous-tendu[s] par une galère économico-sociale qui ferme toute perspective. Mais contrairement aux autres colères françaises, celle des banlieues a du mal à s'organiser, à se transformer en pression politique durable et tout laisse à penser qu'elle continuera donc à ne pas être entendue sur le long terme. A rester sporadique. Jusqu'au prochain drame.»
Peu d'évolution depuis 2005
Die Welt pense que les émeutes souffleront dans les voiles de Marine Le Pen :
«Le prochain rendez-vous électoral est fixé à 2027. ... Si Madame Le Pen a des chances de devenir présidente, elle le doit en partie au constat frustrant que la situation dans les quartiers n'a guère évolué depuis 2005. Beaucoup d'argent a été dépensé pour les politiques de la ville dans les quartiers prioritaires, mais le chômage et la criminalité y restent bien supérieurs à la moyenne nationale. Du reste, ceux qui s'imaginent que ces problèmes sont l'apanage de la France feraient mieux de se rappeler le réveillon de la Saint-Sylvestre à Berlin [émaillé d'attaques aux feux d'artifices de forces de police et de services de secours].»
Personne ne devrait mourir lors d'un contrôle routier
La Vanguardia appelle à une désescalade :
«Il ne faut pas minimiser les tensions auxquelles les forces de l'ordre sont exposées dans les banlieues, mais la France doit également se poser des questions sur les conditions d'utilisation des armes par la police. Personne ne devrait mourir lors d'un contrôle routier. Ce qui n'autorise pas non plus les jeunes issus de l'immigration à faire la loi et exprimer leur mécontentement et leur colère au travers d'émeutes et d'actes violents.»
Une mauvaise tradition
La France a clairement un problème avec sa police, juge Süddeutsche Zeitung :
«Le nombre de cas documentant des comportements explicitement abusifs des forces de l’ordre ne peut plus être occulté. A cela s'ajoute le fait que la police a été dotée de LBD et autres armes controversées. ... Suivant une mauvaise tradition, la police française ne protège pas les citoyens en priorité, mais l'Etat. Cette culture est présente dans toutes les unités, depuis les forces d'intervention spéciale aux agents en charge du contrôle routier. La désescalade est une notion inconnue pour un bon nombre de policiers. Tant que cette situation ne changera pas, de tels incidents surviendront de nouveau. Et il y aura toujours de la violence - des deux côtés.»
Une colère légitime
Il faut s'efforcer de comprendre les protestations, fait valoir Libération :
«Non les justifier mais les comprendre. Elles apparaissent à certains comme la seule voix qui reste audible pour dénoncer la double injustice de la brutalité et de l'impunité. Si la loi permet aujourd'hui aux forces de l'ordre d'utiliser leurs armes à feu sans obligation de légitime défense, au moins la société doit-elle reconnaître droit à une légitime colère.»
Le manichéisme ne sert à rien
La Tribune de Genève critique un débat qu'il juge stérile :
«Le reconnaître est un fait : les bavures policières existent et souvent elles échappent à la loi. … De l'autre côté il y a la victime, le jeune Nahel, que le footballeur Kylian Mbappé appelle 'ce petit ange'. ... Le petit ange était, ce matin-là du moins, un délinquant qui avait choisi de prendre des risques. Il l'a payé beaucoup trop cher, mais s'il n'avait pas pris le volant, il vivrait. S'il avait obtempéré à la police, il vivrait. Dans le débat politique français, ces deux vérités ne sont jamais confrontées, elles s'affrontent stérilement, on est dans un camp ou dans l'autre, il faut choisir. Pauvre débat, triste débat, qui ne fait qu'entretenir la violence, car chacun ne veut voir que celle de l'autre.»