Cessez-le-feu au Haut-Karabakh : un succés pour le Kremlin ?
Sous l'égide de Moscou, Erevan et Bakou ont conclu un accord de cessez-le-feu au Haut-Karabakh qui consacre les victoires azerbaïdjanaises des dernières semaines. L'Azerbaïdjan restera maître des territoires conquis depuis septembre et l'Arménie devra restituer les districts azerbaïdjanais, attenants au Haut-Karabakh, qu'elle contrôlait depuis 1994. La presse européenne se penche notamment sur le rôle joué par la Russie.
L'Arménie est à nouveau sous contrôle
Pour Vladimir Poutine, la guerre au Haut-Karabakh a une issue positive à plusieurs égards, croit savoir le journaliste Arkadi Babchenko sur le site nv.ua :
«Avec l'aide de l'Azerbaïdjan, il a neutralisé [le Premier ministre arménien Nikol] Pachinian. Celui-ci est désormais exclusivement perçu comme un traître, dont tout le monde cherche à se distancer, même si ni lui ni l'Arménie n'avait le choix. ... Dans le contexte actuel, la révolution démocratique arménienne est devenue totalement anecdotique. De même que les tentatives du pays de se rapprocher de l'Europe, et ce pour une très longue période. ... L'Arménie revient dans le giron de la Russie et Poutine obtient un nouveau conflit gelé avec ses propres troupes de maintien de la paix. Il dispose de son propre contingent militaire sur le territoire d'un autre pays souverain, car désormais, l'armée russe se trouve de facto aussi en Azerbaïdjan.»
La Russie impuissante dans l'espace postsoviétique
Snob y voit un fiasco pour la Russie en matière de politique étrangère et de défense :
«C'est une véritable honte, même si l'on suit la logique néoimpériale du Kremlin, selon laquelle l'espace postsoviétique est la 'zone d'intérêts privilégiée de la Russie', comme l'ex-président Medvedev l'avait élégamment formulé après la prise de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud en 2008. Au vu des évènements, tous les protagonistes intéressés, au premier rang desquels la Turquie et la Chine, doivent en conclure que l'on peut mener et remporter des guerres dans la région sans que Moscou ne bouge le petit doigt. Et qu'une alliance conclue avec la Russie ne protège aucun de ses membres d'éventuels désagréments. ... L'armée d'Erevan, formée par les Russes, s'est inclinée face à celle de Bakou, entraînée par les Turcs et les Israéliens.»
Une conjonction d’intérêts stratégiques
La Turquie étend elle aussi son influence dans le Caucase, analyse dans Le Figaro l'expert en géopolitique Christian Makarian, qui explique pourquoi Poutine coopère avec Erdoğan :
«Il existe entre Poutine et Erdoğan une conjonction d'intérêts stratégiques, même si chacun défend son propre agenda en Syrie ou en Libye : il s'agit par-dessus tout d'affaiblir en profondeur l'Occident et de dégrader ses valeurs. Le cessez-le-feu du 9 novembre est un dépeçage invivable pour les populations concernées, il consacre aussi la sortie des Occidentaux de tout processus diplomatique au Caucase.»
Poutine en faiseur de paix
Il faut se réjouir cette fois-ci que Poutine soit intervenu dans un conflit sur le territoire de l'ex-Union soviétique, selon Badische Zeitung :
«Car sans le déploiement de troupes de maintien de la paix russes, un bain de sang plus effroyable encore aurait pu se produire au Haut-Karabakh, région du Caucase âprement disputée entre Arméniens et Azerbaïdjanais. ... Les soldats auront désormais pour mission de veiller à ce que les armes se taisent et à ce que les Arméniens puissent vivre dans les territoires qui, du point de vue du droit international, appartiennent à l'Azerbaïdjan. De son côté, l'Arménie aura du mal à digérer la perte d'une partie de la province du Haut-Karabakh ainsi que des districts attenants, qu'elle occupait depuis les années 1990, et sur lesquels elle n'avait, bien entendu, aucune revendication légitime.»
Moscou et Ankara dominent la politique internationale
Le conflit au Haut-Karabakh montre une fois de plus qui mène la danse dans le monde au plan géopolitique, souligne Le Temps :
«La Russie et la Turquie raflent la mise, et continuent de dessiner ce que sera le paysage diplomatique de demain, au détriment des Occidentaux. ... Les deux pays sont devenus pratiquement indissociables. Certes, ils se trouvent souvent dans des camps opposés. Mais leurs dirigeants ont surtout un trait en commun : leur rejet de plus en plus frontal de l'Occident. La recette est désormais éprouvée. Moscou et Ankara investissent des terrains laissés à l'abandon par les retraits américains et par les dysfonctionnements européens ; ils usent de tous les moyens disponibles pour se placer au centre du jeu ; puis ils finissent par dynamiter ce qui tenait lieu de cadre multilatéral, afin de le remplacer par une structure diplomatique taillée sur mesure.»
Un nouvel équilibre grâce à la Turquie
L'accord et la nouvelle donne territoriale qu'il entérine représentent une grande opportunité pour la région, se réjouit Daily Sabah :
«L'Azerbaïdjan est clairement le pays qui ressort vainqueur du conflit, la Turquie celui par qui le changement est arrivé et la Russie la puissance géopolitique dominante. ... Ankara a fourni à Bakou des armes stratégiques et modernes, ainsi qu'un appui qui a fortement contribué à affermir l'amour-propre de l'Azerbaïdjan et sa force de frappe sur le terrain. Les conditions de cet accord sont susceptibles d'ouvrir de nouvelles opportunités dans la région. Dans la mesure où la coordination et la coopération se poursuivent entre la Russie et la Turquie, la gestion de la crise restera possible. En fin de compte, l'accord de cessez-le-feu fournit les conditions nécessaires à une solution durable et globale de la question du Haut-Karabakh, et ce sur une base équitable et en tenant compte des intérêts des peuples de deux pays.»
Le Premier ministre arménien en difficulté
Pour Nikol Pachinian, qui reste toujours le Premier ministre de l'Arménie, la dépendance accrue du pays vis-à-vis de la Russie après cet accord de cessez-le-feu n'est pas de bon augure, analyse Ukraïnska Pravda :
«Si le Premier ministre arménien jouit en Ukraine de la réputation d'un responsable politique qui maintient le cap prorusse de l'Arménie (l'Arménie continue par exemple de soutenir la Russie au sein de toutes les organisations internationales, même si elle s'était abstenue dans les résolutions relatives à la Crimée), Moscou a un autre avis sur la question. Du point de vue du Kremlin, Pachinian a commis au moins trois 'péchés mortels' : il est arrivé au pouvoir par le biais d'une révolution ; il ne restreint pas les activités des ONG occidentales en Arménie ; il a fait emprisonner l'ami personnel de Poutine, l'ex-président arménien Robert Kotcharian.»
Pachinian sacrifie son mandat pour son peuple
La décision du Premier ministre arménien force le respect, écrit le politique d'opposition russe Dmitri Goudkov sur le site newsru.com :
«Pachinian a pris la seule décision possible dans la situation actuelle : il a capitulé. Ce choix va sauver des vies, et c'est bien la seule chose qui importe vraiment. ... C'est pourquoi cette décision s'imposait, même si elle est douloureuse pour le pays et funeste pour l'avenir politique de Pachinian. ... Un incroyable mouvement populaire l'avait porté au pouvoir - un mouvement qu'il se met à dos. Il a troqué tout son capital politique pour une unique décision, que son peuple ne lui pardonnera probablement pas, mais qui était indispensable. Poutine, Loukachenko et les autres dictateurs ne feraient jamais une chose pareille : ils s'accrochent à leur pouvoir quitte à sacrifier le dernier de leurs hommes.»
L'Arménie devient un peu plus russe
Rzeczpospolita, qui critique une colonisation de l'Arménie par la puissance garante russe, s'offusque de la passivité de la communauté internationale :
«Une nouvelle base russe sera établie au Haut-Karabakh, cette fois-ci dans le cadre d'une mission de paix. Cela signifie qu'après la Syrie, l'Arménie devient le pays le plus dépendant de la Russie sur le plan militaire. Mais il ne s'agit pas seulement ici de la présence de l'armée russe. La Russie a pris les rênes de presque tous les secteurs clés de l'économie arménienne : les entreprises russes contrôlent des gazoducs, sont les uniques fournisseuses de carburant et gèrent des réseaux énergétiques - même les chemins de fer ont été confiés à une société russe. L'Arménie peut-elle se défendre contre cette colonisation économique et militaire ? Hormis Poutine et Erdoğan, se trouve-t-il quelqu'un - en Occident par exemple - qui s'intéresse à cette partie du monde ?»