Le gouvernement roumain ne parvient pas à contenir les manifestations
Des centaines de milliers de personnes continuent de manifester en Roumanie pour demander la démission du gouvernement. Celui-ci avait retiré ce week-end le décret controversé qui prévoyait d’alléger les peines pour corruption. La presse roumaine explique pourquoi une démission ne débloquerait probablement pas la situation et rend hommage au courage de certains activistes.
Une démission du gouvernement ne suffit pas
Même si le gouvernement démissionnait, la situation en Roumanie ne s’améliorerait pas, prévoit le quotidien de la minorité hongroise Krónika :
«Une démission ne changerait guère la situation. Les responsables politiques du scandale disparaîtraient certes de la circulation. Mais les principaux responsables en coulisses, le chef du PSD, Liviu Dragnea, et le président de l’ALDE, Călin Popescu-Tăriceanu, resteraient dans leurs fauteuils. Par-dessus le marché, Dragnea, condamné pour fraude électorale par jugement à force exécutoire, a laissé entrevoir que dans la pratique, c'est lui qui dirigeait le gouvernement. Si donc le Premier ministre Grindeanu jetait l’éponge, Dragnea continuerait allègrement de tirer les ficelles. ... Le démontage de Dragnea, voilà ce qui pourrait occasionner un véritable changement. Mais en l’état actuel des choses, c’est plutôt invraisemblable.»
Les vrais héros de la révolution
Contrairement aux grandes villes, où les gens descendent dans la rue par milliers, dans les petites villes, les manifestants sont souvent solitaires, pointe România Liberă :
«Cosmin Bârsan en est l’exemple le plus connu. Sa notoriété pourrait lui coûter 150.000 lei [soit 34.000 euros], que le maire PSD de la petite ville de Odobești lui réclame, pour le simple fait d'avoir critiqué à plusieurs reprises son travail sur Facebook. Malgré cet avertissement, il n’a pas hésité début février à manifester tout seul dans sa ville, pour protester contre les décrets d’amnistie du gouvernement Grindeanu. … Dans une petite ville, ce genre d’action est un suicide social assuré. D’autant plus qu’on n’a pas la possibilité de garder l'anonymat, comme dans les grandes villes, où l’on peut se noyer dans la masse des manifestants. … Les Roumains qui ont le courage de clamer leur mécontentement dans des petites villes sont les grands héros de cette 'révolution de velours' de février.»
Les Grecs devraient en prendre de la graine
Le portail en ligne Protagon appelle les Grecs à s’inspirer de la détermination des Roumains :
«Le Grec moyen aura probablement eu beaucoup de mal à comprendre comment il est possible que tant de personnes s’insurgent contre la corruption. Bien que l’histoire nous ait fourni beaucoup d’occasions de le faire, nous n’avons jamais ressenti le besoin de descendre dans les rues pour manifester contre notre plus grand fléau. Tous nos combats sociaux se sont limités à adresser des revendications à l’Etat, estimant que celui-ci privait les citoyens de ce qui leur était dû. … Ce qui nous différencie des Roumains est flagrant : Directement ou indirectement, l’écrasante majorité de la société grecque trempe dans la corruption. Or en Roumanie, en raison de l’ancien régime, seule une minorité a hérité du système : l’ancienne et la nouvelle élite.»
Des réserves morales impressionnantes
La société civile roumaine ne se laissera pas abattre, se félicite également le chroniqueur Zoltán Bretter dans l’hebdomadaire Magyar Narancs :
«Les Roumains ont tôt fait de comprendre les funestes intentions que poursuivait le gouvernement. Ils ont surtout clairement exprimé une chose : qu’ils n’étaient pas prêts à s’engager dans la voie de l''Orbánisation'. ... Les Roumains ont on ne peut plus clairement déclaré qu’ils tenaient à l’idéal moral d’une Roumanie exempte de corruption. Et ce, en dépit de tous les avantages sociaux par lesquels le gouvernement a essayé de les amadouer. Ils ont vaillamment résisté à la tentation. Ceci montre qu’il existe en Roumanie des réserves morales propres à instaurer dans le pays une culture qui rompt les ponts avec les traditions négatives et relève le front face aux tendances autoritaires.»
Les manifestants ne se laisseront pas instrumentaliser
Le gouvernement essaie de discréditer les manifestations, mais il n’y parviendra pas, prédit le service roumain de Deutsche Welle :
«Le gouvernement a appelé en renfort les chaînes de télévision de ses oligarques et ses commentateurs sur Internet, pour donner l’impression que la Roumanie est en danger, en arguant que l’Ouest, et en tout premier chef les entreprises multinationales, s’emploieraient à ruiner la réputation du pays. ... Mais en raison du niveau exceptionnel d’information des manifestants, les manœuvres de diversion et les manipulations totalitaires sont inopérantes. A l’ère des réseaux sociaux où les étudiants font usage de leur cerveau, les manœuvres de ce genre sont vouées à l’échec. On ne peut pas exclure que les dirigeants, quand ils auront compris l’absurdité de leur offensive de propagande, recourent tôt au tard à nouveau aux provocations et à la violence pour disperser et réprimer les manifestants, comme ils l’avaient fait au début de la vague de contestation.»
La contestation se trompe de cible
Les participants aux grandes manifestations en Roumanie semblent ne pas savoir quel est le véritable problème de leur pays, souligne The Times :
«Ils feraient mieux de porter leur colère sur autre chose, notamment sur l’emprise de 'l’Etat profond', qui se sert de la question de la corruption pour régler ses comptes avec ses ennemis, sape les droits fondamentaux et institutionnalise les liens sinistres entre la justice, la police secrète et les services anticorruption. Dans les procédures instruites pour corruption, le parquet roumain anticorruption (DNA) affichait un taux de condamnation de 92 pour cent en 2015 - un taux qui aurait été impossible sans des opérations d'écoutes effectuées par la police secrète, jugent les organisations de défense des droits humains. … On se demande, dès lors, ce que la Roumanie fait au juste dans l'UE. Il y avait eu des avertissements avant même l’adhésion du pays en 2007, et l'UE avait tenu à superviser l’appareil judiciaire. La Roumanie souhaite la levée de ce système de surveillance. … L’UE ne devrait pas accéder à cette requête, au contraire. Elle se doit d’être encore plus vigilante quant à la manipulation politique du système judiciaire.»
Le gouvernement ripostera
Sur la plate-forme de blogs Kettös Mérce, le journaliste Szilárd István Pap invite les contestataires à la prudence, invoquant le funeste exemple hongrois :
« Les manifestants devraient se satisfaire du retrait de la loi controversée. Ceux qui appellent à la démission du gouvernement et à des élections anticipées ont une attitude irréaliste et destructrice. Le PSD a remporté les élections il y a deux mois, et ne songe pas le moins du monde à renoncer à son pouvoir. Si la pression qui s’exerce sur le gouvernement ne cesse pas, la situation pourrait prendre une tournure antilibérale, à l’instar des amères expériences hongroises. … Si les manifestants continuent à remettre en cause la légitimité du gouvernement, celui-ci recourra probablement à des mesures antidémocratiques et s’en prendra à la liberté d’opinion. Il mobilisera et échauffera ses propres électeurs, en les abreuvant de propos démagogiques et antilibéraux.»
La nécessité d'une vision commune
Les Roumains pourraient parvenir à braver la tendance autoritaire en Europe de l’Est, se réjouit le quotidien Neue Zürcher Zeitung :
«Les conditions sont plus favorables en Roumanie, car les tenants de la lutte anticorruption et les manifestants ont le soutien du président libéral Klaus Iohannis. L’absence de contexte similaire amoindrit l’efficacité de la contestation en Hongrie et en Pologne. L’action des indignés roumains sera-t-elle durable ? Seul l’avenir nous le dira. Car comme l’ont montré les résultats électoraux décevants du parti de Iohannis en décembre, la lutte contre la corruption ne fait pas tout. Il faut aussi avoir une politique qui offre une perspective à la population. Mais même au sein de ce mouvement protestataire hétérogène, on ne parvient pas à s’entendre sur les contours d’une telle politique. Réussir à obtenir un large consensus, à l’heure où la polarisation et la différenciation des sociétés ne cessent de s’amplifier, ceci s’apparente à une tache herculéenne – et pas seulement en Europe de l’Est.»
L'UE doit rester vigilante
La Commission européenne doit soutenir les manifestants dans leur combat contre les abus de pouvoir, réclame le journal NRC Handelsblad :
«En Roumanie, la corruption est un phénomène pratiquement impossible à éradiquer. Les rapports de la Commission européenne sur la lutte anticorruption reprennent toujours le même constat : l'évolution est positive mais reste insuffisante. … Après la réussite de ces énormes manifestations, l’Union européenne doit envoyer un signal clair. Lors de l’adhésion du pays en 2007, un programme spécifique de supervision a été mis en place pour la Roumanie. Dans son dernier rapport, la Commission européenne affiche un optimisme modéré quant aux progrès accomplis. Le programme de supervision pourrait s’achever cette année. Ce serait une décision clairement prématurée.»
Le pouvoir chancelant du patron du PSD
Si l’avenir des sociaux-démocrates au gouvernement est en jeu, il en va de même pour celui de son chef de file, considéré comme l’instigateur du décret d’urgence controversée, analyse Ziare :
«Le point faible de Liviu Dragnea, c’est que son pouvoir fléchit au sein de son parti - un parti qui, à peine arrivé au pouvoir, se sent bloqué et boycotté. Ces boycotts et ces blocages viennent d’une opposition portée par les autres partis, mais aussi et surtout par un nombre énorme de manifestants. Pour regagner son propre parti à sa cause, pour dissiper les doutes sur sa personne, le leader social-démocrate devra rétablir le calme, de sorte que tous les membres du parti se réjouissent du travail gouvernemental. Dragnea a-t-il le flair d’un véritable dirigeant ou n’est-il bon qu’à mobiliser ses troupes aux élections ? Le moment est venu pour lui de répondre.»
Le gouvernement doit rétablir la confiance
Bien que le décret ait été retiré, près d’un demi-million de personnes ont encore défilé dimanche dans les rues de Roumanie. Le gouvernement doit essayer de regagner les citoyens à sa cause, préconise Liviu Avram dans Adevărul :
«Les propos et les actions de ce gouvernement n’inspirent aucune confiance. Ses membres ont menti de façon si perverse et si généralisée pendant l’ensemble de la crise qu’il ne peut y avoir qu’une conclusion : cela ne pourra continuer pendant quatre ans. On aura tout le temps peur qu’un décret similaire soit pris à un moment ou à un autre. Des élections anticipées seraient une bonne solution, mais la Constitution est si complexe sur ce point et le consensus politique nécessaire serait tel que seul un miracle pourrait nous apporter un nouveau scrutin. La solution qui consiste à établir un minimum de confiance est à disposition du gouvernement. … La loi qui régit le travail gouvernemental pourrait être amendée de sorte que le gouvernement ne puisse recourir à des décrets d’urgence qui influent sur le travail de la justice.»
Le danger est toujours présent
Malgré le retrait du décret, la Roumanie court toujours le risque de se transformer en démocratie antilibérale à l’image de la Pologne et de la Hongrie, met en garde The Financial Times :
«L’action du [parti au pouvoir] PSD accroît le risque de voir la Roumanie renoncer elle aussi aux progrès de l’Etat de droit, à l’instar d’autres pays ex-communistes. Heureusement, la solide réponse apportée par les Roumains eux-mêmes – avec le président du pays Klaus Iohannis, qui s’est rallié aux protestations – a permis de bloquer le gouvernement. Mais les Roumains doivent rester vigilants et veiller à ce que les décrets ne soient pas appliqués sous une autre forme et à ce que le gouvernement ne neutralise pas le système de contrôle démocratique. Les amis et alliés de Bucarest, parmi lesquels les Etats-Unis, doivent continuer à soutenir les réformes et à exercer une pression, afin d’éviter toute régression. C’est peut-être la seule façon d’empêcher que la Roumanie n’emprunte la même voie que certains de ses voisins.»
Le 'dégagisme', la réponse à la corruption
En Roumanie et dans le monde entier, la population se soulèvera contre ses dirigeants corrompus, estime Le Monde :
«Sur les questions d’éthique, les classes moyennes américaine et française ne sont pas fondamentalement différentes des classes moyennes roumaine ou islandaise. Un jour ou l’autre, elles constateront aussi que la corruption, c’est le vol. Que ce qui n’est pas forcément illégal, comme cette étrange habitude d’employer les membres de sa famille dans ce qui est tout sauf une entreprise familiale, n’est pas bien. Que ceux qui promettaient de les protéger les ont trompées. Et à leur tour, pour n’avoir pas pris la mesure de la défiance qu’ils ont ainsi créée au sein de l’électorat, leurs dirigeants seront la cible de ce mouvement dévastateur, le 'dégagisme'.»
L'épouvantail bruxellois a fait son temps
Le gouvernement roumain voulait braver Bruxelles, mais c'était sans compter avec ses propres citoyens, analyse Der Standard :
«Le rapport de la Commission européenne sur les progrès de la Roumanie en matière de lutte anticorruption a été publié il y a une semaine seulement. … Quelle a été la réponse de Bucarest ? Une limitation des poursuites pénales pour abus de pouvoir, par décret qui plus est, en contournant le Parlement. Il est difficile de faire un doigt d’honneur plus ostentatoire à l’adresse de l’UE. Or le gouvernement roumain a fait ses calculs sans prendre en compte ses propres citoyens. Et ceux-ci ont participé au plus grand mouvement de protestation jamais observé depuis la chute du communisme ; ils savent qu’ils ont le président Klaus Iohannis de leur côté. Des divisions apparaissent également dans les rangs du gouvernement. La corruption en Roumanie n'est donc pas seulement l’apanage de la politique intérieure européenne, mais aussi et surtout celui de la politique roumaine. Le match 'Bucarest vs. Bruxelles', dans lequel on qualifie les critiques adressées aux élites locales d’atteintes aux sentiments patriotiques, vient d'être interrompu.»
Les citoyens doivent se faire entendre
Ces manifestations n’ont rien de surprenant, assure Agnieszka Mazurczyk sur son blog hébergé par le site Polityka :
«Les Roumains sont aigris depuis un an déjà et leur frustration ne cesse de gonfler. Ce n’est pas la première fois qu’ils descendent dans les rues. … Il y ainsi eu récemment la création du parti anti-establishment 'Union Sauvez la Roumanie' (USR). Porte-voix des électeurs diplômés des grandes villes, il s’est classé à la troisième place des dernières élections et bénéficie d’un soutien croissant. Mais tout ceci pourrait s’avérer trop peu pour apporter un changement réel en Roumanie. Il faudrait que les Roumains prennent eux-mêmes les choses en main. Qu’ils veillent à ce que ces manifestations soient réellement entendues et produisent des résultats tangibles.»
Iohannis le guérillero
Le président Klaus Iohannis attise les tensions - tel est le reproche que le journal progouvernemental Jurnalul National adresse au chef de l’Etat :
«Au lieu de privilégier une cohabitation politique normale sur la base de la Constitution, Iohannis table sur une confrontation, à laquelle [le chef de file du PSD] Liviu Dragnea et [le leader de l’ALDE] Calin Tariceanu se devaient de réagir. Iohannis sait orienter son action politique dans le domaine qu’il maîtrise ; il est devenu le 'président Facebook'. Internet regorge de commentateurs primitifs qui rejettent tout dialogue rationnel sur les questions politiques. Le [parti au pouvoir] PSD est persécuté sur la Toile, affublé de qualificatifs explosifs comme 'peste rouge'. … Les réseaux qui appellent à des rassemblements spontanés s'organisent par le biais de plates-formes numériques et sont financés par des ONG idéologiquement marquées. … Le PSD n’y connaît rien en matière de guérilla. Après avoir nettement remporté les élections, il ne peut appliquer son programme gouvernemental, car Iohannis lui a tendu des pièges à tous les coins de rue.»
Un pays dirigé par des criminels
Un groupe criminel s’en prend à l’Etat de droit en Roumanie, prévient le portail d’information Hotnews :
«Si les décrets d’urgence ne sont pas retirés dans les prochains jours, leurs conséquences seront dévastatrices. … D’innombrables enquêtes menées contre d’importantes personnalités pour abus de pouvoir seront classées. Les conséquences seront encore plus graves à long terme. Nous revenons 15 ans en arrière, à l’époque où les pillages se faisaient en toute impunité, où les politiques étaient toujours au-dessus des lois et ne craignaient pas la justice. Nous effectuons ainsi un énorme retour en arrière, vers la démocratie du début des années 1990. … [Après les élections législatives] on s’était réjoui d’être immunisé contre les fléaux de l’extrémisme et du nationalisme radical. Or les spectres qui nous hantent sont bien plus funestes que ceux qui tourmentent actuellement le monde occidental : dans notre pays, en effet, un groupe de criminels organisés confisque l’Etat de droit, les médias et l’infrastructure fondamentale du pays.»
La dignité du peuple roumain
Après l’adoption des décrets d’urgence tard dans la soirée de mardi, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées devant le siège du gouvernement. Un mouvement de protestation spontané que Marius Doroftei, du portail Ziare, qualifie d’historique :
«Si l’on peut se réjouir d’une chose dans le cloaque de notre nation, c’est bien de l’attitude des citoyens. Je ne me souviens pas qu'en Roumanie, par le passé, les citoyens soient jamais descendus spontanément dans les rues par milliers afin de protester contre une loi très abstraite, et qui présente davantage une menace pour les principes de l’Etat de droit qu’une atteinte aux intérêts individuels. … Cette manifestation entrera dans l’histoire car elle incarne la dignité du peuple roumain, qui a réagi à l'injustice de sa propre initiative. Je crains cependant que cette conscience civique ne se manifeste un peu tard. La validation des décrets d’urgence est un coup funeste porté à la démocratie. En prenant cette décision, le gouvernement montre qu’il n’accorde aucune importance à l’Etat de droit.»