A-t-on tiré des enseignements de la crise financière ?
La faillite de la banque d'investissement Lehman Brothers le 15 septembre 2008 est considérée par beaucoup d'analystes comme l'évènement déclencheur de la crise financière. Elle a entraîné un ralentissement de la conjoncture internationale, un endettement massif des Etats et des turbulences du cours de l'euro. Or aucun enseignement n'a été tiré de ce désastre, déplorent les chroniqueurs - d'aucuns estimant même que c'est chose impossible.
Une décennie de perdue
Rien n'a été fait pour remédier aux lacunes de notre système économique, déplore El País :
«L'idée d'une alliance victorieuse entre marché et démocratie a volé en éclats lorsque nous avons remarqué que le capital, totalement débridé, faisait ce qu'il voulait dans un système financier dénué de garde-fous. Après la chute du mur de Berlin, la logique qui s'était imposée était celle de la prospérité pour tous. Mais cette logique recelait un piège trompeur : la question sociale avait été rayée de l'agenda politique. ... A l'heure du bilan, nous constatons avec amertume que ces dix dernières années ont été une décennie de perdue. Car il est évident que le conflit social, attisé par la faillite de Lehman Brothers, n'a pas entraîné la nécessaire remise en question des conditions économiques à l'origine de la crise financière.»
La matrice de la crise, ce n'est pas Lehman
Dans Corriere del Ticino, l'expert économique Lino Terlizzi estime que ce n'est pas la faillite de la banque d'investissement qui a déclenché la crise :
«La chute de Lehman Brothers n'a été que la conséquence d'une crise qui avait déjà commencé dans l'immobilier. ... C'est la présence généralisée de produits financiers très risqués liés aux valeurs immobilières qui avait ensuite contaminé les autres secteurs financiers et économiques. L'effondrement consécutif des cours boursiers avait par la suite eu des répercussions négatives sur les banques, les entreprises, les revenus, les investissements et la consommation. ... Il pourrait sembler par trop académique de vouloir établir un distinguo entre la crise et la faillite de Lehman Brothers, mais ce n'est pas le cas. Il est primordial d'identifier clairement les véritables racines de la crise, surtout si l'on veut en tirer des enseignements, comme on le prétend souvent aujourd'hui.»
On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve
Dix ans après la faillite de Lehman Brothers, nous sommes toujours aussi démunis face à l'éventualité d'une nouvelle crise, déplore le journal Finanz und Wirtschaft :
«Chaque crise est potentiellement tellement différente de toutes celles qui l'ont précédée qu'il est impossible d'appliquer les enseignements et les expériences liées à telle ou telle crise d'une décennie sur l'autre. Cela semble particulièrement vrai lorsqu'une crise provoque des changements aussi fondamentaux et des évolutions aussi disruptives que ceux générés par la crise financière. La conclusion définitive du 15 septembre 2008 est la suivante : la seule chose que nous enseignent les crises, c'est que 'l'après-crise' est toujours un 'avant-crise', sans pour autant nous fournir des indices quant aux moyens de prévenir la prochaine crise.»
Un système inamovible ?
Jutarnji list porte un regard mitigé sur la faillite de Lehman Brothers et ses répercussions :
«L'aspect positif de l'histoire qui a débuté avec la faillite de la banque Lehman Brothers et qui vient de s'achever avec la fin du mémorandum de sauvetage de la Grèce, c'est que l'on est devenu bien plus prudent. De nouvelles règles financières adoptées aux Etats-Unis et en Europe restreignent la marge de manœuvre des banques tentées de pêcher en eau trouble. Mais cette grande crise financière laisse une question en suspens : peut-on envisager l'avènement d'un nouvel ordre mondial qui ne soit pas centré sur la finance ? Les mouvements populistes, dont nous sommes en train d'observer l'essor, sont en effet la conséquence directe de la rébellion (encore paisible) de ceux qui s'estiment opprimés par ce système.»
La frustration nourrit l'illibéralisme
Dans son éditorial, Le Monde se montre encore plus pessimiste :
«Les banques américaines n'ont jamais été aussi puissantes. Les Bourses vont de record sur record. Les riches n'ont jamais été aussi riches. ... L'essentiel n'est pas là. Après une décennie de stagnation des revenus et d'austérité budgétaire, ceux qui ont été les plus affectés par la crise se sont détournés des élites et se sont jetés dans les bras de ceux qui promettaient de bousculer enfin l'ordre établi. 2008 a semé le doute sur la suprématie des démocraties libérales, l'efficacité de l'ouverture des frontières et la volonté réelle de réduire les inégalités. Depuis, les frustrations nourrissent les revendications identitaires, l'illibéralisme gagne du terrain, la mondialisation recule. La confiance dans le système s'est brisée.»
Une nouvelle crise serait encore plus dangereuse
L'Europe ne peut se permettre une nouvelle crise, prévient le journal Der Tagesspiegel :
«Contrairement à il y a dix ans, les responsables des banques centrales ne pourraient pas faire grand-chose pour y remédier cette fois-ci. Le taux directeur au sein de la zone euro est déjà de zéro pour cent. Il serait certes théoriquement possible de le baisser davantage, mais ceci aurait des conséquences déplorables, car les petits épargnants se retrouveraient également pénalisés par des taux négatifs. Au plan politique, le sujet est plus que sensible. Car si une nouvelle crise est tout à fait possible, nous ne disposons pas aujourd'hui des instruments nécessaires pour la combattre. Et cette fois-ci, on ne pourra jouer les étonnés et prétendre que l'on n'était pas averti.»
Le protectionnisme ne résout rien
Dagens Nyheter constate que le nationalisme n'offre absolument aucune protection face à une nouvelle crise financière :
«La crise a ébranlé la confiance dans l'establishment politique et économique. Si les experts et les institutions échouent, que pouvons-nous faire ? La crise des réfugiés de 2015 a alimenté les doutes et pavé la voie aux populistes. Ces dix dernières années, l'économie de marché et l'ordre mondial libéral ont fait piètre figure. Mais dans un même temps, la coopération internationale a été une composante importante de la cure contre la crise. Bien loin d'avoir des vertus immunisantes, le nationalisme et le protectionnisme sont un poison.»
Les marchés financiers restent instables
En l'absence de remise en cause radicale du système économique, la prochaine crise financière n'est qu'une question de temps, prévient The Guardian :
«On minimise la question des risques. On pense que cela ne peut se reproduire, les régulateurs étant plus attentifs et les banquiers contraints d'affecter une part supérieure de leur capital propre à la prévention des erreurs potentielles. Mais il suffit d'un simple coup d'œil aux marchés pour constater leur fébrilité, leur vulnérabilité face aux changements violents, le caractère illusoire de leurs liquidités tant célébrées et l'ampleur des profits que peuvent réaliser ceux disposés à prendre des risques. ... Il est urgent de réduire les risques et de réformer notre économie.»
Les lourdeurs de la gestion de crise européenne
De par son immobilisme, l'UE s'avère plus vulnérable que les Etats-Unis, constate El Mundo :
«Grâce à la flexibilité de leur architecture institutionnelle et économique, les Etats-Unis ont pu sortir assez rapidement de la crise financière de 2008. Les choses ont été bien plus lentes dans l'UE, où un pays comme la Grèce n'est sorti que récemment de la tutelle des programmes de secours. Les nombreuses mesures adoptées à Bruxelles ont engendré une restructuration massive du secteur bancaire. ... Mais on est encore loin d'une véritable Union financière. Et la vague populiste et europhobe qui déferle sur le continent empêche l'Europe de consolider les mécanismes qui lui permettraient d'affronter plus sereinement une éventuelle récession mondiale.»
La politique américaine opposée aux régulations
Mus par leurs propres intérêts, députés et lobbyistes se gardent bien de renforcer les compétences des instances chargées de contrôler les marchés financiers, déplore The Washington Post :
«L'enseignement de la crise, ce n'est pas que les marchés sont faillibles, car cela, tout le monde le savait déjà. L'enseignement, c'est que des régulations essentielles, comme celles auxquelles est favorable [l'ex-président de la Fed Alan] Greenspan, pourtant réputé anti-régulation, sont réduites à néant par un appareil gouvernemental morcelé et des lobbies voraces et sans scrupules. Aujourd'hui encore, le système financier dispose de multiples instances de supervision, qui doivent rendre des comptes à de multiples commissions parlementaires, car cette 'multiplication' génère des opportunités supplémentaires pour les législateurs, susceptibles d'empocher davantage de dons de campagne.»
Les simples citoyens se sentent lésés
Si la croissance est de retour, les effets de la crise se font ressentir partout, souligne La Vanguardia :
«La dette publique mondiale a plus que doublé et s'élève désormais à 60 000 milliards de dollars ; idem pour la dette privée, qui atteint les 66 000 milliards. Il existe donc un risque permanent de nouveau krach. ... Les banques et les multinationales enregistrent à nouveau des profits depuis des années, mais dans la plupart des Etats, la sortie de crise a été nationalisée, c'est-à-dire qu'elle est assurée par les contribuables. La colère que ce procédé a suscité, ainsi que le sentiment de duperie collective éprouvé par les classes moyennes et ouvrières, expliquent les changements au niveau politique : le renforcement des mouvements populistes, à gauche comme à droite, ainsi que la recrudescence du nationalisme.»
La crise financière a produit Trump et le Brexit
Il n'est pas surprenant que de larges pans de la population se soient détournés des élites dans de nombreux pays, juge également Financial Times :
«Les coûts ont en grande partie été assumés par ceux qui étaient le moins en mesure de les supporter. La consolidation financière a davantage reposé sur la réduction des dépenses publiques que sur les hausses d'impôts. En Grande-Bretagne, le ministre des Finances de l'époque, George Osborne, a eu recours dans 80 pour cent des cas à des mesures d'austérité. ... Les 'classes laborieuses', tant chéries par les politiques quand ils ont besoin de voix, en ont fait les frais. ... Peut-on s'étonner que les Américains blancs issus de la classe ouvrière, qui ont perdu des emplois jadis garantis, soutiennent aujourd'hui Donald Trump ? Ou bien que ce même groupe démographique ait été favorable au Brexit en Grande-Bretagne ?»
La gauche a laissé passer une chance historique
The Guardian déplore que le système capitaliste néolibéral, à l'origine de la crise financière, en soit ressorti quasi indemne :
«Le secteur bancaire n'a jamais été démantelé, le projet de taxation des transactions financières moisit au fond d'un placard et si les politiques ont évoqué l'idée d'un 'new deal' pour le climat, ils se sont hâtés de faire machine arrière. Il n'y a jamais eu de véritable renoncement au dogme dominant, juste une timide initiative qui a tourné court. L'amère vérité, c'est que la gauche a eu sa chance mais l'a galvaudée.»
Le péril italien
C'est en Italie que la prochaine crise financière risque de se déclarer, prévient Die Presse :
«Si les primes de risque continuent d'augmenter en raison du manque de discipline budgétaire, les coûts de refinancement, de par des cycles obligataires écourtés, connaîtront une hausse rapide et drastique. Les experts ont récemment estimé qu'en raison de la hausse des taux, le service de la dette pourrait s'élever à 150 pour cent du PIB dans les cinq prochaines années, même dans l'hypothèse d'une bonne croissance économique. Des chiffres de l'ordre de grandeur de la crise grecque, et qui sont susceptibles de mener, de manière tout à fait plausible, à un évènement de crédit. Quoi qu'il en soit, le gouvernement prépare déjà la population à des difficultés prévisibles : plusieurs membres du cabinet ont en effet récemment mis en garde contre de potentielles 'attaques' des marchés financiers contre le pays. Une fois de plus, on rejette préventivement la faute sur les autres.»
Le pire est encore à venir
Kathimerini estime également qu'il faut s'attendre à de nouveaux problèmes :
«Ces dix dernières années, de nombreux acquis que l'on croyait intangibles dans l'Occident développé ont perdu de leur validité, tandis que des choses que l'on croyait inconcevables font désormais partie du quotidien. ... Le plus effrayant, c'est que nous n'en sommes qu'au début. La concurrence avec les pays asiatiques émergents ne fera que s'accentuer. Les technologies de la 'quatrième révolution industrielle' généreront des changements considérables mais difficiles à maîtriser au quotidien et au travail. Les démagogues d'aujourd'hui paraîtront rationnels et circonspects comparés à ceux qui leur succèderont. Les dix prochaines années pourraient être bien pires encore.»