Chili : 50 ans après le coup d'Etat
A l'occasion du 50e anniversaire du coup d'Etat d'Augusto Pinochet au Chili, lundi, des milliers de personnes sont descendues dans les rues du pays pour commémorer les victimes de la dictature. Le 13 septembre 1973, la junte renversait le président de gauche démocratiquement élu, Salvador Allende. Avaient suivi 17 ans de dictature, émaillés de graves violations des droits humains - arrestations et "disparitions" de dissidents notamment. Les chroniqueurs évoquent le poids de ce legs funeste.
Le travail de mémoire ne fait que commencer
Ces évènements passés continuent d'avoir une incidence retentissante, écrit Pravda :
«Au Chili, où des milliers de personnes ignorent toujours où se trouvent les corps de leurs proches torturés, les sept meurtriers de Víctor Jara [chanteur assassiné en 1973] viennent à peine d'être condamnés, un demi-siècle après les faits. ... Au même moment, selon The Guardian, un ancien hélicoptère utilisé pour des entraînements de paint-ball a été découvert dans une forêt du Sussex, en Grande-Bretagne : il s'agirait de l'un des appareils depuis lesquels les sbires de Pinochet se débarrassaient des partisans d'Allende en les jetant en pleine mer. Parallèlement, la CIA a dévoilé des documents d'archives officiels confirmant que les Etats-Unis ont directement participé aux préparatifs en vue de liquider la démocratie au Chili et en Amérique latine.»
Les Chiliens sont lassés
Un nombre croissant de Chiliens veulent passer à autre chose, fait valoir Tygodnik Powszechny :
«Cet anniversaire ravive les souvenirs, mais aussi les polémiques sur le legs du régime - et sur la manière d'appréhender le traitement du passé. Chaque fois - même si cela est beaucoup plus marqué cette année - les politiques de droite et d'extrême droite critiquent avec virulence les commémorations. ... De leur point de vue, la commémoration des événements de 1973 rouvre inutilement les blessures nationales et polarise la société. ... Mais même au sein des groupes de victimes de la dictature, la division semble régner. ... Face au retour de ces litiges, l'opinion publique est désabusée. D'après les sondages, la question suscite une lassitude croissante au sein de la société chilienne.»
Une preuve du double jeu de l'Occident
Le Temps évoque la responsabilité des Etats-Unis dans le coup d'Etat au Chili :
«Jamais les Etats-Unis n'ont réellement fait amende honorable sur le rôle de la CIA dans le pourrissement de la situation chilienne, comme ils n'ont pas tiré pleinement les leçons des ravages provoqués par des 'Chicago Boys' qui, sous le couvert d'appliquer les règles du néolibéralisme, n'ont fait qu'amplifier les inégalités insupportables qui avaient déjà amené au pouvoir l'Unité populaire menée par Allende. ... [C]e précédent chilien reste comme une tache indélébile au passif des Etats-Unis et, au-delà, comme un insupportable témoin du 'deux poids, deux mesures' dont l'Occident est accusé à l'envi.»
La bête est portée par les indifférents
Dans eldiario.es, la journaliste Beatriz Silva cherche une explication à l'impunité :
«Depuis le retour à la démocratie en 1990, les Chiliennes et les Chiliens sont nombreux à se demander comment tant d'horreur a pu être possible dans une société qui fut l'une des plus pacifiques du continent jusqu'à 1973. ... Le président Gabriel Boric a tenté d'obtenir un consensus a minima pour condamner ces évènements, mais il s'est heurté au refus de la droite. ... Comment l'impunité a-t-elle pu s'imposer si longtemps ? La réponse, c'est qu'entre ceux qui approuvent et ceux qui s'indignent, il y a un troisième groupe bien plus important, celui des indifférents. Une mer humaine qui porte la bête impunie. Le Chili doit combattre cette indifférence.»
Un avertissement à toutes les démocraties
Dans El País, l'homme de lettres Ariel Dorfman lance un appel aux plus jeunes :
«Un demi-siècle plus tard, dans un monde où tant de pays flirtent avec des alternatives autoritaires, il apparaît plus important que jamais de se souvenir de ce putsch militaire, qui a eu des répercussions funestes au Chili et au-delà des frontières du pays. ... La grande inconnue, c'est la jeunesse, cette masse considérable qui n'a pas vécu le coup d'Etat, et encore moins les années Allende qui l'avaient précédé. Quelle image associent-ils au putsch ? Celle, j'imagine, [du palais présidentiel] La Moneda en flammes. Il faut espérer que cette photo leur serve d'avertissement : la démocratie est fragile et peut être assassinée à tout moment. Cela vaut aussi, du reste, pour les pays dotés d'une longue tradition d'Etat de droit.»
La polarisation persiste
50 ans après, la société chilienne reste divisée, souligne Helsingin Sanomat :
«Pinochet a démissionné en 1990, mais sa figure continue de jeter une ombre sur le pays. ... La démocratie a apporté 20 ans de croissance économique et de stabilité politique, mais le Chili sort d'une décennie difficile, qui a attisé le mécontentement et marqué le retour de la polarisation. Ceci se reflète également dans la perception du putsch militaire. D'après un récent sondage, 42 pour cent des Chiliens estiment que le putsch a détruit la démocratie, tandis que 36 pour cent jugent qu'il a préservé le pays du communisme. Si des questions vieilles de 50 ans continuent de polariser, il n'est pas étonnant qu'il soit compliqué de se mettre d'accord sur des questions actuelles.»
Une expérimentation pionnière
Le putsch a mis fin à une expérience démocratique, juge Público :
«Le Chili a joué un rôle central dans le monde au début des années 1970. Le pays représentait alors un formidable laboratoire pour la gauche. ... Le but était de mettre en place un socialisme démocratique. ... L'Unité populaire, coalition qui réunissait tous les partis de gauche, a été une expérience pionnière. Sa mise en échec par le putsch militaire de Pinochet a été d'autant plus douloureuse. Certains avaient critiqué Allende de manière superficielle, l'accusant d'être trop radical et de risquer le chaos, tandis que d'autres, partisans de la révolution armée et de la 'voie cubaine', lui reprochaient de ne pas avoir armé les travailleurs. Il est devenu un exemple de courage politique.»
Washington doit faire la lumière sur son rôle
Dans son éditorial, The Guardian appelle les Etats-Unis à remettre en question leur action sur le continent américain :
«Washington doit faire preuve de transparence, car le coup d'Etat chilien est considéré comme un des volets d'une stratégie, pensée sur plusieurs décennies, visant à déstabiliser les gouvernements de gauche dans la région. La doctrine de sécurité nationale des Etats-Unis ne se souciait guère de l'avènement de dictatures, et elle a légitimé des guerres sinistres. Ce fut une grave erreur, et Washington devrait le reconnaître. Les Etats-Unis restent mus par leurs propres intérêts et sèment la peur sur le continent. Qu'il s'agisse des sanctions contre Cuba, de l'instrumentalisation des aides destinées au Mexique, ou de la dévaluation de la monnaie argentine imposée par le FMI, l'impact du putsch du 11 septembre 1973 reste considérable.»