Le Traité d'Aix-la-Chapelle : ciment ou dynamite ?
La chancelière allemande, Angela Merkel, et le président français, Emmanuel Macron, ont signé mardi à Aix-la-Chapelle un nouveau traité d'amitié franco-allemand. Les commentateurs tentent de sonder les intentions des deux protagonistes et craignent que le texte, qui se veut un rempart contre le populisme, ne fasse des dommages collatéraux inopinés.
Un risque accru de division
Douma redoute que le traité d'Aix-la-Chapelle ne scinde l'Europe en deux :
«Du point de vue bulgare, le plus gros risque encouru est de voir se concrétiser le projet d'une 'Europe à deux vitesses' - nourri depuis longtemps déjà par l'Europe du Nord et de l'Ouest. ... Officiellement, l'intensification de l’intégration franco-allemande est présentée comme un rempart contre un populisme qui gagne du terrain dans l'Europe du Sud et de l'Est. Ces deux pays veulent unir leurs forces pour mettre en place un front politique commun sur les questions européennes et venir ainsi à bout de la résistance des autres pays. Compte tenu des différences idéologiques irréconciliables entre les deux camps, ne serait-il pas infiniment plus réaliste qu'ils se séparent pour former deux Europe distinctes ?»
Non à un nationalisme anachronique
Dnevnik parle d'une grande avancée symbolique :
«Ce traité d'amitié a été décidé par deux dirigeants politiquement faibles et qui ne disposent de possibilités que très limitées de faire avancer l'Europe. Mais la symbolique du traité dépasse la finitude des mandats politiques. Berlin et Paris signalisent clairement qu'ils ne toléreront pas une régression historique de l'Europe. Leur traité d'amitié est un cri de ralliement contre le populisme et le nationalisme. D'autres Etats membres de l'UE sont invités à se joindre à eux dans un esprit de renforcement de l'Union. Quelle sera l'issue du funeste dilemme d'une Europe à deux vitesses ? La réalité politique nous le dira.»
Merkel et Macron recherchaient un succès facile
Mariann Öry, responsable du service international du journal Magyar Hírlap, estime que Merkel et Macron avaient chacun besoin d'un petit coup de pouce :
«Angela Merkel voit sa carrière politique approcher de son terme et elle souhaite laisser derrière elle quelque chose de concret. En démissionnant de la présidence de la CDU et en cédant sa place à son alliée Annegret Kramp-Karrenbauer, elle a veillé à ce que son départ ressemble davantage à un retrait ordonné qu'à une destitution violente. Mais elle s'est retrouvée sur une voie semée d'embûches, confrontée à une série de défaites électorales et à une coalition née dans la douleur. Macron, de son côté, est sous pression en raison d'une popularité en berne et de la crise des gilets jaunes, qui reprend de plus belle et qui se nourrit d'un profond mécontentement social.»
Un accord qui creuse les fossés
Dans Avvenire, l'expert en relations internationales Giorgio Ferrari craint que l'Allemagne et la France n'aient un effet intimidant sur les autres Etats :
«On peut donc se demander si cette réédition de l'axe franco-allemand ne finit pas par contrarier les vingt-cinq autres pays, qui se sentent tenus à l'écart. A commencer par l'Italie, qui avait participé aux événements fondateurs de l'Union. Sans oublier le quatuor de Visegrád, dont la défiance à l'égard de la 'démocratie libérale' devient de plus en plus flagrante. ... Au point que plus d'un observateur va jusqu'à se demander si les prochaines européennes, plutôt que d'être une bataille des démocraties libérales contre la vague xénophobe et populiste, se transformeront finalement en une sorte de référendum sur l'Europe franco-allemande. Si tel était le cas, on n'aurait pu porter coup plus fatal à l'Europe.»
Une chance plus qu'un danger
Denik N de son côté récuse les craintes de cette nature :
«Donald Trump à la Maison-Blanche, détérioration des relations entre l'Europe et la Russie, croissance économique, militaire et politique de la Chine : tout cela montre que l'Europe doit se sortir du petit confort dans lequel elle s'est installée depuis la fin de la guerre froide. Les Britanniques ayant choisi la route du Brexit, il est logique que la France et l'Allemagne embrassent cette mission. ... Les deux pays ont beau inviter tous les autres Européens, ceux-ci expriment un chapelet de réactions négatives et d'inquiétudes quant à une hégémonie de Berlin et Paris. C'est pourquoi les deux pays doivent faire comprendre, dans l'UE, que bien loin d'être dangereuses, leurs activités sont porteuses d'opportunités pour l'avenir. »
L'Allemagne ne veut pas exclure l'Europe de l'Est
Azonnali souligne que l'Allemagne et la France ont des approches différentes de leur relation aux nouveaux Etats membres de l'UE :
«Les nouveaux pays membres d'Europe de l'Est ne revêtent pas pour la France une importance particulière, que ce soit sur le plan politique, économique ou culturel. L'économie française est faiblement présente dans ces pays et à l'exception de la Roumanie, le français n'y est guère parlé. Les politiques et les représentants de l'économie allemands en revanche ne veulent pas abandonner les Européens de l'Est, car bien qu'ils soient parfois rebelles, ils mènent une politique qui sert les intérêts économiques allemands - comme l'illustre par exemple la 'loi esclavagiste' de Viktor Orbán.»
Une responsabilité historique
Marine Le Pen, présidente du parti d'extrême droite Rassemblement national, a condamné un texte qui selon elle braderait la souveraineté française. Cette réaction en dit long sur la portée du traité, juge La Vanguardia :
«Les critiques sévères que l'accord signé hier a reçues de la part des partis d'extrême droite des deux pays - qui n'ont pas hésité à déverser des tombereaux de mensonges et à semer la confusion en parlant de 'perte de souveraineté' - témoignent, paradoxalement, de l'importance du texte. 'Ceux qui oublient la valeur de la réconciliation franco-allemande', comme l'a dit Macron, 'se rendent complices des crimes du passé'. L'Allemagne et la France ont la responsabilité historique de surmonter leurs différends, de renforcer leur alliance et de faire avancer ensemble le projet européen avec une intensité et un enthousiasme accrus.»
Pas de solution aux problèmes du quotidien
Handelsblatt critique un traité déconnecté des réalités de la vie :
«Macron a souri quand une Allemande lui a demandé, dans le cadre du grand débat national, pourquoi la politique parlait de 'transport intermodal' alors qu'il restait impossible de prendre son vélo dans la plupart des trains français. Une question bateau ? Non, une question réaliste. ... L'Allemagne et la France font face aux mêmes problèmes. Les réponses ne peuvent pas toutes être franco-allemandes. Nombre d'entre elles sont locales ou régionales, mais elles devraient être transnationales, pour faire justice aux cas suivants. Quand une PME veut s'implanter dans le pays voisin mais se perd dans un dédale bureaucratique. Quand il est plus facile pour une start-up de se développer aux Etats-Unis qu'en Europe. Ou quand pour un frontalier qui travaille à l'étranger, la sécurité sociale devient un cauchemar. Les problèmes sont connus depuis des années. Pourrait-on, à présent, les résoudre ?»
Dépourvu de substance
Le traité obtenu n'est pas à la hauteur des attentes, déplore le spécialiste de l'Allemagne Paolo Valentino dans Corriere della Sera :
«L'ambition de l'initiative est claire. Avec un Brexit qui s'annonce chaotique et riche en inconnues pour tous, face à une vague populiste qui défie les valeurs fondamentales et la raison d'être de l'Union, le traité d'Aix-la-Chapelle entend envoyer un signal de leadership et de dynamisme aux partenaires européens, et servir de plateforme de relance européiste. ... Ce texte, fruit de négociations longues et difficiles, est [toutefois] un compromis de piètre qualité. Fort de mesures symboliques comme une amélioration du bilinguisme et une intégration accrue des régions frontalières, il n'en reste pas moins dépourvu de substance.»
Berlin la frileuse
La politique européenne de Paris n'ira pas loin avec une chancellerie allemande aussi hésitante, estime Financial Times :
«Il manque à ce pacte les détails opérationnels qui figuraient dans les traités militaires Lancaster House conclus avec la Grande-Bretagne en 2010. Un signe des réticences allemandes. On constate en effet un manque d'ambition allemand dans l'ensemble du traité. L'euro n'est quasiment pas mentionné, en dehors de la volonté de renforcer et approfondir l'Union monétaire. ... Macron s'est probablement trop focalisé sur Berlin et pas assez sur d'autres capitales, qu'il s'agisse de celles du Nord libéral mais rigide au plan budgétaire, ou de celles du Sud proeuropéen.»
Ne pas placer la barre trop haut
Frankfurter Allgemeine Zeitung prend pour sa part la défense du traité :
«Le fait que les cocontractants refusent de construire des châteaux en Espagne en dit long sur leur pragmatisme. S'ils s'investissent réellement davantage dans la politique extérieure et dans la politique de défense, comme ils s'y engagent dans le traité - en termes de politiques, de personnel et de matériel - ce serait déjà formidable. Il n'y a rien de mal à améliorer la coopération quotidienne dans les régions frontalières. Il faut se garder de placer la barre trop haut. ... Si Paris et Berlin parviennent à préserver la cohésion de l'UE et à relever les défis futurs par le biais d'une politique raisonnable, ce ne serait déjà pas si mal. La seule question est de savoir si les dirigeants des deux pays seront en mesure de le faire.»
Un manque total de transparence
Le nouveau traité d'amitié montre le peu de cas que le président français fait de l'opinion de ses compatriotes, tonne Jean-Frédéric Poisson, président du Parti Chrétien-Démocrate, dans Le Figaro :
«Ce Traité d'Aix-la-Chapelle qui doit, selon les mots de l'Élysée, 'préparer les deux pays aux défis auxquels ils sont confrontés au XXIème siècle' a-t-il été soumis, ou même présenté aux Français ? Non. Le texte en est même introuvable. Comment s'étonner après cela que fleurissent les 'fake news' sur les réseaux sociaux ? Ce manque total de transparence, au moment même où Emmanuel Macron proclame son intention de recueillir les intentions des Français dans un grand débat national est grotesque, et inimaginable dans une démocratie en bonne santé.»
Réformisme de l'ONU : le rêve bien naïf de Berlin
NRC Handelsblad estime que Berlin ne mise pas forcément sur les bonnes priorités :
«Les Allemands vont finalement se mettre un peu au diapason des Français ? Quand on connaît les priorités de Trump, cela ne peut pas faire de mal. Depuis longtemps déjà, il juge l'OTAN superflue dans son ensemble, et il n'en fait pas un mystère. Et pourtant, une certaine naïveté allemande désuète ressort de cet accord. La France et l'Allemagne s'engagent à soutenir la création d'un siège permanent de l'Allemagne au Conseil de sécurité de l'ONU. Elles souhaitent que ce siège revienne à terme à l'UE. Or à part l'Allemagne, plus personne ne parle de cette histoire de siège de l'UE. ... Le Conseil de sécurité de l'ONU est à l'image du monde tel qu'il était en 1945 ; sa composition ne saurait être maintenue à long terme. Mais compte tenu des tensions actuelles dans le monde, le moment est mal choisi pour revendiquer une réforme de cette institution.»