Gilets jaunes : avant l'acte XIX, l'angoisse
Après le regain de violence lors des manifestations des gilets jaunes samedi dernier à Paris, le gouvernement français veut serrer la vis. Il a évoqué des interdictions de manifester dans certains lieux et l'éventualité de nouvelles arrestations préventives. De plus, certains lieux devraient être sécurisés par des unités antiterroristes de l'armée. Les journalistes s'interrogent sur cette politique de répression et sur l'image actuelle de la France.
Un boulevard pour un successeur autoritaire
La main de fer de Paris inquiète Dagens Nyheter :
«Gaspard Koenig, fondateur du think tank GenerationLibre, considère que Macron est en train d'instaurer un 'despotisme démocratique' qui place systématiquement l'ordre public au-dessus du droit de l'individu. ... Macron est réputé 'libéral'. Cela se justifie, surtout quand on le compare à Marine Le Pen. Mais le président a aussi un côté antilibéral. ... Les émeutes sur les Champs-Elysées sont inadmissibles, les casseurs doivent être mis hors d'état de nuire, cela ne fait aucun doute. Mais un président libéral qui réprime ses adversaires ouvre un boulevard à un potentiel successeur autoritaire à l'Elysée.»
Macron et Castaner sont fébriles
La mobilisation des soldats de l'opération Sentinelle contre les gilets jaunes samedi prochain témoigne de l'impuissance des dirigeants français, estime Der Standard :
«Les cibles de prédilection des éléments les plus radicaux parmi les gilets jaunes sont des symboles de l'Etat : l'Arc de triomphe, vandalisé, et la porte d'un ministère, défoncée avec des engins de chantier. Faut-il, dans pareille situation, que des soldats placés sur ces points stratégiques enlèvent le cran de sûreté de leur arme ? Le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, n'a pas l'air sûr de lui. Il a laissé la foule prendre d'assaut les Champs-Elysées. ... Il a d'abord surréagi en ordonnant un usage excessif des LBD pour ensuite céder le terrain aux ultras. Macron aussi commence a avoir l'air peu sûr de lui, jeune et inexpérimenté. L'autorité naturelle dont le président aurait maintenant besoin lui fait défaut.»
C'est en France que la grogne culmine
Dans Libération, Alain Duhamel fait le constat d'une société française profondément déchirée :
«Le spectacle des violences, des dégradations et des pillages produit samedi par la manifestation des gilets jaunes sur les Champs-Elysées impose au monde entier l'image d'une France déchirée, convulsive, irascible, viscéralement instable. Cette image tourne inlassablement sur les chaînes d'information en continu et sur les réseaux sociaux de toute la planète. La 'plus belle avenue du monde' proie des casseurs, des vandales et des incendiaires devient la parabole de la France au XXIe siècle. La démocratie implique, certes, des oppositions, des contradictions, des confrontations. Ici, les fractures sont cependant bien plus brutales, bien plus profondes que dans la plupart des pays occidentaux.»
Les émeutes propulsent les modérés sur le devant de la scène
Les violences sont à proscrire, mais paradoxalement, les excès pendant les manifestations peuvent avoir un corollaire intéressant, suggère dans Corriere della Sera le politologue Angelo Panebianco :
«La violence, qui est le fait de groupes marginaux extrémistes, peut aussi avoir des conséquences positives pour le mouvement. Car elle oblige le gouvernement à faire la distinction entre les casseurs et les soi-disant modérés, à savoir ceux au sein du mouvement qui n'ont pas recours à la violence. Ceci peut ouvrir des marges de manœuvre aux militants qui se disent eux-mêmes modérés. Parce que cela fait d'eux des référents pour le gouvernement, s'il devait y avoir des négociations. Le gouvernement doit de facto rechercher des interlocuteurs au sein du mouvement, pour isoler et venir à bout des éléments violents. »
Elu pour faire changer les choses
Politiken expose ce que devrait être la priorité d'Emmanuel Macron :
«Le président a eu une réaction éminemment intelligente en lançant le grand débat national. ... La consultation achevée, l'heure est à prouver que les messages ont été entendus et compris dans les salles dorées du Palais de l'Elysée. Et ce n'est pas chose aisée, quand on connaît la quantité et la diversité des doléances des gilets jaunes. Rappelons que Macron a été élu sur la promesse de transformer la France et d'extirper le pays d'un immobilisme politique de plusieurs années. Il doit à présent montrer qu'il est capable de tenir parole - pour que les franges défavorisées de la population française constatent que leur voix est entendue.»
Vous avez dit révolution ?
Dans Le Soir, l'éditorialiste Jean-François Kahn dévoile ce qu'il estime être la véritable nature des gilets jaunes :
«On est en train d'engendrer, ou de contribuer à engendrer, un monstre : ailes d'extrême gauche, pattes d'extrême droite, bec fascisto-identitaire, poil anarcho-libertaire. Mais griffes et crocs de fauves. Pour se nourrir, c'est la démocratie qu'on dévore. 'Révolutionnaire' disent-ils. Contre-révolutionnaire en vérité. Car c'est la 'réaction', sous toutes ses formes, qui fait son miel de ce carnaval. Toutes les enquêtes d'opinion le prouvent : désir d'ordre ... poussée conservatrice, exacerbation des intolérances et des haines de toutes sortes. En cas d'élections, extrême droite, droite, centre droit atteignent 65 pour cent des intentions de vote ; les gauches, centre gauche compris, tombent à 24 pour cent, leur plus bas score historique. Vous avez dit révolution ?»
Une légèreté coupable
Le Figaro décrit un gouvernement en pleine débandade :
«Face à la menace d'un 'samedi noir', le gouvernement a opposé une légèreté coupable. Son défaut d'anticipation puis son impuissance à empêcher les fauteurs de troubles de passer à l'action suscitent plus que des interrogations. Une journée durant, policiers et gendarmes ont été débordés, malmenés, intimidés, voire agressés. Jamais ils n'ont paru en position de force, en mesure d'arrêter le chaos … C'est toute la stratégie du maintien de l'ordre qui doit être revue et corrigée. Depuis quatre mois que dure le mouvement des 'gilets jaunes', il est révoltant de constater de tels saccages : il est accablant que l'exécutif n'ait pas su se montrer à la hauteur du défi.»
La complicité anéantit la crédibilité
Pour La Libre Belgique, la majorité non violente des manifestants se rend coupable de complicité :
«Les plus naïfs continueront à estimer que les casseurs se sont infiltrés dans un mouvement citoyen légitime. Les réalistes constateront que les 'gilets jaunes' qui ne commettent pas d'actes de violence ne s'en distancient pas pour autant. Pire, quand ils ne les commettent pas eux-mêmes, ils les soutiennent. Cette complicité coupable ruine définitivement le peu de crédibilité et de légitimité qu'il restait à ce mouvement. Car, au fond, comment peut-on accepter que des anarchistes et des casseurs professionnels transforment les Champs-Élysées chaque samedi en terrain de jeu ?»
La France va mal
La radicalisation des gilets jaunes est un danger pour la démocratie, assène Der Standard :
«Ingrid Levavasseur, qui s'était portée candidate à une liste 'gilets jaunes' aux européennes, est dénigrée par les siens et victime de harcèlement sexiste. Quant au 'grand débat national' initié par Emmanuel Macron, la majorité des gilets jaunes l'ont boudé pendant deux mois. C'est pourquoi cette psychothérapie à l'échelle nationale, en soi extrêmement novatrice et créative, n'aura été qu'un demi-succès. La politique sociétale française se trouve dans un état désastreux. Si les gilets jaunes bénéficiaient initialement d'une grande sympathie dans l'opinion, ils se sont aujourd'hui discrédités comme un mouvement radicalisé, voire antiparlementaire. C'est un poison pour la cohésion d'une nation dont la classe moyenne inférieure paupérisée s'abandonne au nihilisme politique. Jamais au fil des dernières décennies en France l'institution et l'idée de la démocratie ne s'étaient portées aussi mal.»