Ce que le 'sofagate' apprend à l'UE
La visite à Ankara de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et du président du Conseil européen, Charles Michel, a été le théâtre d’un incident protocolaire. Alors que Michel et Erdoğan prenaient place dans deux fauteuils, Ursula von der Leyen s'est résolue à s'asseoir sur un canapé en retrait, faute de troisième siège. Des photos d'archives attestent que par le passé, la configuration à trois fauteuils était possible lorsque trois hommes étaient réunis.
Un coup bas qui en dit long
Turun Sanomat somme l'Union européenne de repenser ses relations avec la Turquie :
«Cette manœuvre propagandiste était un coup pendable contre l'UE. Ce geste de bien mauvais goût s'imprimera dans les mémoires comme une offense faite à Ursula von der Leyen, à toutes les autres femmes et à l'UE dans son ensemble. Le mois dernier, la Turquie est sortie de la Convention d'Istanbul, instrument de prévention des violences faites aux femmes. La situation des femmes en Turquie est déplorable et les violences domestiques sont un problème alarmant. Sous Erdoğan, la situation des droits humains s'est détériorée, et le recul démocratique est palpable. L'UE doit réfléchir mûrement aux dossiers sur lesquels elle entend coopérer avec la Turquie, et à quelles conditions elle est disposée à le faire.»
L'UE a un problème de leadership
Pour Le Soir, l'incident montre clairement que l'UE doit préciser les rôles de chacun, surtout en matière de politique étrangère :
«L'épisode remet douloureusement en lumière un problème systémique, qui ne s'est pas arrangé depuis la célèbre apostrophe de l'Américain Kissinger : 'L'Europe, quel numéro de téléphone ?' … En 2017, Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission, lâchait une 'bombe' : et 'si le navire européen était piloté par un seul capitaine' ? Le ballon d'essai en est resté là. Entre-temps, le problème est aggravé par l'évidente rivalité que se livrent Michel et von der Leyen (et leurs entourages respectifs), sur le terrain international, là où la coordination des tandems précédents était plus fluide.»
Des bisbilles embarrassantes
Le sofagate est aussi révélateur de luttes de compétences au sein de l'UE, analyse De Volkskrant :
«De cet incident, le monde garde l'image d'une UE affaiblie par ses luttes intestines. Alors que les fonctionnaires de la Commission incriminent la volonté de Charles Michel de se mettre en avant, les collaborateurs du président du Conseil européen, de leur côté, en imputent la responsabilité à l'intransigeance de von der Leyen. ... Si une certaine tension entre Michel et von der Leyen est inévitable, ils sont le 'visage de l'Union', de par leur fonction. ... Mais ils semblent être davantage en rivalité que leurs prédécesseurs. ... Il faut aussi dire que la situation a évolué. L'UE est de plus en plus du ressort des chefs de gouvernements. ... Ceci ne rend guère enviable la position de Michel : 27 dirigeants au-dessus de lui et à ses côtés une président de la Commission très résolue.»
Et si tout ceci n'était qu'une erreur de protocole ?
Večernji list hésite encore quant à l'interprétation à faire de l'incident :
«Erdoğan a-t-il agi de manière délibérée, par calcul politique, pour abaisser la présidente de la Commission en tant que femme, et par la même occasion l'UE, qui s'était récemment plainte du retrait de la Turquie de la convention d'Istanbul sur la prévention de la violence à l'égard des femmes ? Ou s'agit-il d'une erreur de protocole, non préméditée, une éventualité que n'excluent pas certains observateurs ? Difficile de trancher. En effet, en sa qualité de président du Conseil européen, Charles Michel représente les 27 Etats membres, tandis qu'Ursula von der Leyen dirige l'administration européenne, ce qui expliquerait la place que leur a accordé le protocole, en vertu de leur importance.»
Une nouvelle humiliation pour l'UE
Wiener Zeitung fait une lecture moins indulgente de l'incident, rappelant qu'il s'agit selon lui du second raté de la politique extérieure de l'UE depuis le début de l'année :
«Le peu de cas délibérément fait de la personne d'Ursula von der Leyen illustre assez bien la nature réelle des relations turco-européennes. ... Non moins consternante, l'attitude de Charles Michel qui, au lieu de voler au secours de sa collègue la présidente de la Commission, a tout naturellement posé son séant à côté d'Erdoğan. Il semblerait que les interventions des dirigeants européens dans des Etats tiers autoritaires traversent une mauvaise passe : il y a d'abord eu l'humiliation publique, en février à Moscou, de Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne, et à présent cette grossièreté d'Erdoğan à l'adresse d'un des deux leaders de l'UE. Sur le terrain diplomatique, les petits gestes sont révélateurs de la force et de la résolution. Une fois de plus, l'UE a manqué l'occasion de le montrer.»
Piégée par le patriarche
Aargauer Zeitung est abasourdi par l'attitude de Charles Michel :
«Les images sont éloquentes : ici, on discute entre hommes, la femme se tient en retrait. ... Une provocation ciblée d'Erdoğan, le patriarche ? C'est possible. ... Le moindre petit détail a son poids politique. Le président du Conseil, Charles Michel, a fait bien mauvaise figure. Au moment décisif, l'idée de céder sa place ou d'intervenir d'une manière ou d'une autre ne semble pas l'avoir effleuré. Au contraire, il a froidement laissé sa collègue s'abîmer dans le piège machiste qui lui avait été tendu.»
Le révélateur de concessions pires à venir ?
Pour Avvenire, l'UE doit réagir sans équivoque et ne doit pas cautionner
«que ce faux-pas protocolaire se solde par l'acceptation publique d'un traitement irrespectueux et proprement inacceptable. L'attitude mise en lumière par le 'sofagate' est irrecevable en ceci qu'elle vient s'ajouter à une série de violations du droit par le gouvernement d'Erdoğan. ... Ignorer le fait que la présidente d'une institution européenne soit discriminée en tant que femme (en dépit de justifications invoquées pour nier cette interprétation de l'épisode) peut être l'expression métaphorique de concessions pires encore.»