Quel tour va prendre la mobilisation en Turquie ?
Les grandes manifestations contre l'incarcération d'Ekrem Imamoğlu, maire de la métropole d'Istanbul démis de ses fonctions, se sont poursuivies mardi. A ce jour, plus de 1 400 manifestants ont été arrêtés. Dimanche, le parti d'opposition CHP n'en avait pas moins élu comme candidat à la présidentielle de 2028 Ekrem Imamoğlu, politique qui a le plus de chances de s'imposer face à l'inamovible Erdoğan.
Un tramway nommé dictature
Erdoğan fait un pas de plus vers la dictature, analyse Le Point :
«Même s'ils se sont souvent comportés comme des rivaux, Erdoğan, 71 ans, et Poutine, 72 ans, ont beaucoup en commun. Les deux sont au pouvoir depuis plus de deux décennies, le Turc depuis 2003 et le Russe depuis 1999. Les deux partagent la même aversion de l'Occident. Les deux ont utilisé la démocratie pour asseoir leur domination avant d'éliminer un à un tous les contre-pouvoirs (justice, intelligentsia, médias, opposition…) selon des méthodes similaires. Les deux caressent des ambitions néo-impériales et n'hésitent pas à recourir à la force pour soumettre des peuples voisins. ... 'La démocratie ressemble à un tramway : une fois qu'on est arrivé au terminus, on en descend', disait en 1996, sept ans avant d'arriver au pouvoir, celui qui était encore le chantre d'un islam politique réformateur. Il atteint désormais la dernière station, celle de la dictature.»
Que les manifestants respectent les lois
Le quotidien pro-AKP Hürriyet rappelle que dans un Etat de droit, ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas ne se décide pas dans la rue :
«La Constitution ainsi que les lois confèrent à tout un chacun les droits démocratiques de liberté d'opinion, droit de réunion et droit de manifester. Ce sont des droits indispensables à tout système démocratique. Mais cette démocratie ne peut se développer et rester forte que dans la mesure où ces droits n'outrepassent pas les limites définies par la loi. Sous couvert de défense de la démocratie, une transgression de ces limites et une colère incontrôlée portent atteinte à la démocratie. La politique devrait suivre son cours naturel. Le principe d'Etat de droit exige que les processus s'inscrivent dans le cadre de la loi et que les réactions ne sortent pas du cadre démocratique.»
Le sentiment d'une injustice
Pour Habertürk en revanche, c'est bien le gouvernement qui malmène l'Etat de droit :
«Les accusations de corruption ne sauraient être tolérées dans aucune municipalité de Turquie. Il va sans dire qu'une enquête doit être menée. Mais quand le détail des accusations portées contre un candidat à la présidentielle bien placé est rendu public dans des médias acquis au gouvernement, et ce à un stade où le Parquet ne s'est pas encore prononcé, on ne peut s'empêcher de penser que ce procès est de nature plus politique que juridique. ... Les gens qui descendent dans la rue ne défendent ni la corruption ni la criminalité. Ils exigent le respect du verdict des urnes, des représentants qu'ils ont choisis et la légitimité démocratique.»
L'Europe ne sait pas sur quel pied danser
Tvnet propose l'analyse suivante :
«Si le mouvement s'amplifiait sans se départir de sa modération, il pourrait pousser le régime à un certain nombre de démissions. Si au contraire il s'essoufflait et que l'opposition ne trouvait pas de stratégie efficace, il y a fort à parier qu'Erdoğan passera à la vitesse supérieure et poursuivra la consolidation de son pouvoir, qu'il veillera à ancrer dans la constitution, en passant ou non par la case 'élections'. La Turquie y perdrait au passage son rôle charnière entre Est et Ouest. Quant à l'Europe, elle ne sait pas sur quel pied danser : la Turquie est trop importante pour qu'on se brouille avec elle, mais aussi trop dangereuse pour qu'on lui passe tout. Une indécision qui donne encore plus d'assurance au régime d'Erdoğan, car sans lignes rouges, tout est possible.»
Défendre ses valeurs contre vents et marées
L'UE devrait étudier ses erreurs passées pour définir sa ligne de conduite envers les méthodes d'Erdoğan :
«En plus d'être une attitude indésirable, le silence a aussi, à terme, des effets nocifs. L'Europe a longtemps fermé les yeux sur les dérives autocratiques de Poutine pour ne pas compromettre les livraisons de gaz. Elle en ressent aujourd'hui le douloureux retour de balancier. Dans le cas de Gaza aussi, on a préféré détourner le regard, cette fois-ci pour des raisons de culpabilité historique envers Israël. Une stratégie qui a valu à l'UE de perdre de son influence et de sa crédibilité dans le monde. A l'heure où Trump attise les incertitudes, il faut plus que jamais s'engager pour la liberté, la démocratie et l'Etat de droit, quitte à s'attirer des ennuis.»
Une onde de choc majeure
El Mundo souligne l'importance de la métropole d'Istanbul :
«Bien que les élections n'aient lieu que dans trois ans, l'échiquier politique turc a été bouleversé par l'arrestation du maire d'Istanbul. La ville est d'une importance démographique et économique majeure (elle génère 30 % du PIB national) et constitue un tremplin dans la course à la présidence. Cela explique l'ampleur de la contestation, la plus grande depuis dix ans. L'onde de choc a durement frappé l'économie, fait dévisser la livre turque et déclenché un mouvement de ventes sur les marchés financiers.»
Autocratie : Erdoğan maîtrise parfaitement le mode d'emploi
Les manifestants n'auront pas la tâche facile, estime Der Standard :
«Erdoğan connaît toutes les ficelles pour prendre le contrôle de la presse, de la justice, de la police et de l'armée et se servir d'elles pour s'accrocher indéfiniment au pouvoir. ... Au final, ce n'est pas le nombre des manifestants mais la loyauté de la garde rapprochée – et surtout de l'armée – qui décidera qui, du dictateur ou de la masse, l'emportera. La plupart des potentats l'ont compris et veillent à une loyauté indéfectible. Les interventions extérieures, par exemple celles en provenance de l'UE, sont rarement utiles ; elles peuvent même avoir un effet néfaste dans la mesure où elles prêtent le flanc à la propagande qui peut alors affirmer que l'opposition est dirigée par des forces étrangères.»
Imamoğlu catapulté héros national
En ordonnant cette arrestation, Erdoğan s'est tiré une balle dans le pied, affirme news.bg :
«Erdoğan pensait probablement que la stabilité de son pouvoir contrecarrerait le mécontentement que sa décision risquait de soulever. ... On a du mal à imaginer comment l'arrestation d'Imamoğlu puisse ne pas avoir de répercussions positives sur sa cote de popularité. C'est d'ailleurs exactement la trajectoire suivie par Erdoğan lui-même : incarcéré en 1999 alors qu'il était maire d'Istanbul, il était sorti de prison avec l'aura d'un héros national. ... Tant qu'Imamoğlu n'aura pas été condamné en dernière instance, il pourra lui aussi se porter candidat aux présidentielles depuis sa cellule. »
La mobilisation a un effet
La mobilisation aura des chances de porter ses fruits si les fonctionnaires commencent à douter d'Erdoğan, analyse le correspondant en Turquie de Süddeutsche Zeitung, Raphael Geiger :
«Les médias acquis à Erdoğan et les propagandistes à sa solde sur les réseaux sociaux le savent. C'est pourquoi ils s'évertuent à étayer par des preuves la prétendue corruption dont se serait rendue coupable la mairie d'Istanbul, en multipliant les accusations. Ils cherchent à tout prix à créer l'illusion de procédures de justice tout à fait légitimes. ... Si les manifestants persévèrent et si de premiers partisans d'Erdoğan commencent à douter que son pouvoir repose bel et bien sur le droit et sur la loi, ils se rendront compte qu'Erdoğan n'est plus l'Etat qu'il affirme être. Les choses deviendront alors dangereuses pour lui. ... Instiller dans les esprits la conviction de sa vulnérabilité est le premier jalon atteint par les manifestants.»
Soutenir l'opposition pour soutenir la Turquie
Pour La Croix, la réaction de l'Europe ne doit faire aucun doute :
«[Erdoğan] montre sa volonté de désoccidentaliser la Turquie. ... Il estime que son pays ne doit se fier qu'à sa propre histoire, sa propre culture, ses seuls intérêts. ... Pour les États européens, le dilemme turc s'alourdit. Ce puissant voisin ne cesse de s'éloigner politiquement, tout en restant membre de l'Otan et un partenaire commercial important, et en s'appuyant sur une diaspora très organisée. Une des priorités est dès lors de soutenir les opposants proches de nos principes et de nos valeurs. Recep Tayyip Erdogan est certes un redoutable politique. Mais il n'est pas éternel.»
Et la liberté d'expression ?
Polityka s'inquiète de la collaboration avec les autorités turques d'Elon Musk, dont la plateforme X reste très populaire en Turquie :
«Chaque fois que les tribunaux essaient d'amener l'entreprise X à effacer des comptes en lien avec des mouvements d'extrême droite et incitant à la violence, Elon Musk refuse catégoriquement, invoquant la liberté d'expression. ... Mais quand le conservateur Erdoğan s'en prend à l'opposition, Musk n'hésite pas une seconde à supprimer ses comptes et à remettre aux autorités les données des utilisateurs. La Turquie nous ouvre définitivement les yeux sur le fonctionnement de la plateforme dans les pays non-démocratiques.»
Une occasion en or
Le président turc saisit le bon moment pour se débarrasser d'un adversaire de plus, analyse Český rozhlas :
«Fethullah Gülen, un concurrent de longue date qui militait contre lui depuis l'exil, n'est plus de ce monde et un autre opposant, le chef du PKK kurde condamné à la réclusion à perpétuité Abdullah Öcalan, a appelé ses combattants à déposer les armes. A l'heure où les regards du monde sont rivés sur d'autres crises, la Turquie tente de tirer le meilleur parti du changement de régime en Syrie, et peut-être aussi dans d'autres zones de la région au sens large. Mais c'est sans compter avec une partie de la société turque, qui risque de s'opposer à cette nouvelle tentative d'Erdoğan de contourner la démocratie.»
Erdoğan a les coudées franches
Toute remontrance de la part de l'Europe n'aurait qu'un moindre effet, écrit Frankfurter Allgemeine Zeitung :
«Erdoğan a conscience d'être un partenaire indispensable pour les Européens, sur les dossiers de la politique migratoire, de la Syrie et de la guerre en Ukraine. Il n'a donc pas de pressions sérieuses à redouter de leur part. Autrement dit, les sermons du gouvernement allemand et d'autres Etats européens le laisseront de marbre. D'autant plus que Washington a fait savoir qu'il ne s'immiscerait pas dans les affaires internes d'autres pays. Erdoğan a ainsi toutes les raisons de se sentir encouragé par Donald Trump.»
L'Europe doit défendre l'Etat de droit et la démocratie
De Volkskrant récuse l'argument selon lequel l'UE serait tributaire d'Erdoğan en raison de la puissance militaire de la Turquie :
«L'UE doit certes renforcer sa défense, mais également ne pas perdre de vue ce qu'elle défend : la démocratie ainsi que le pluralisme et l'Etat de droit qui sont son apanage. Rappelons que la démocratie est d'ores et déjà rongée du dedans par la Hongrie et la Slovaquie, mais aussi par les partis d'extrême droite et d'ultradroite qui montent en puissance dans beaucoup d'Etats membres.Dans un monde où l'autocratie gagne du terrain, les démocraties européennes sont de plus en plus esseulées. C'est pourquoi l'UE doit se battre pour défendre la démocratie et l'Etat de droit sur son continent. Il faut donc garder ses distances avec une figure comme Erdoğan.»
Une alliée qui ne mérite pas notre confiance
Sur To Vima, le spécialiste en sciences politiques Ronald Meinardus propose la lecture suivante :
«Des indices portent à penser qu'une intensification des relations entre la Turquie et l'UE – projet controversé – n'est pas encore chose acquise. ... Si elle veut être acceptée en tant qu'alliée au sein d'une nouvelle architecture de sécurité européenne, la Turquie doit d'abord abandonner sa posture ambivalente envers Moscou et s'opposer expressément à l'agresseur Poutine, tant dans ses paroles que dans ses actes. L'autoritarisme d'Erdoğan rend encore plus compliqué ce rapprochement. L'arrestation de son plus grand rival sur le plan intérieur ne provoquera certes pas d'esclandre à la Maison-Blanche, mais pour l'Europe, chantre des valeurs de la démocratie libérale, l'autoritarisme d'Erdoğan reste un sujet de préoccupation.»
Dans le sillage de Poutine
Večernji list souligne la dérive autoritariste de la Turquie :
«Par l'arrestation du maire d'Istanbul Ekrem Imamoğlu et les répressions ouvertes de l'opposition, la Turquie ressemble à la Russie de Vladimir Poutine et le Bélarus d'Alexandre Loukachenko. Comme eux, Erdoğan ne laisse rien au hasard. Ce n'est pas à travers les urnes qu'il s'impose à ses adversaires, mais en les éliminant avec l'aide des tribunaux et de peines d'emprisonnement. Les leaders d'opposition sont ainsi non seulement dépouillés de leur influence politique, ils sont de surcroît victimes de procès fantoches, tandis que leurs partisans sont exposés à de graves violences policières. Comme Poutine, Erdoğan se sert de la justice comme d'un outil contre ses rivaux politiques. ... La Turquie s'éloigne de la démocratie à la vitesse grand V pour se rapprocher du modèle autoritariste de la Russie et du Bélarus.»
Un mauvais exemple pour le monde
Ce qui se produit en Turquie pourrait donner des idées à d'autres dirigeants, redoute Népszava :
«Les Turcs qui croient qu'un retour à la démocratie est possible seront-ils assez forts pour résister, ou la contestation actuelle connaîtra-t-elle le même sort que les manifestations du parc Gezi en 2013, finalement dispersées par la police ? ... Ce qui se passe actuellement en Turquie envoie un signal au monde entier : après Budapest et Ankara, les dirigeants politiques d'un nombre croissant de pays pourraient muscler leur exécutif, sachant que Washington ne trouvera rien à y redire. Il est légitime de redouter qu'Erdoğan se mette à donner des conseils à Viktor Orbán dans le but d'éliminer de la course son principal adversaire, Péter Magyar.»